Prof. Martin Blais

Jingle: This is Conversations with the President, presented by Canadian Bar Association.

S. Bujold : Bienvenue professeur Martin Blais Ă  Conversation avec le prĂ©sident. Je suis Steeves Bujold, prĂ©sident de l'Association du Barreau canadien. Il me fait vraiment plaisir que vous ayez acceptĂ© mon invitation de vous joindre Ă  nous et de nous partager vos connaissances qui sont nombreuses, donc bienvenue.

M. Blais : Merci pour l'invitation, vraiment ça me fait plaisir d'ĂŞtre avec vous.

Steeves Bujold : Avant qu'on dĂ©bute, je vais faire un survol très rapide de votre carrière qui est très impressionnante. Vous ĂŞtes sexologue et sociologue pas fesseur titulaire au dĂ©partement de sexologie l'UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă  MontrĂ©al, mieux connu sous l'acronyme UQAM, et titulaire de la Chaire de recherche sur la diversitĂ© sexuelle et la pluralitĂ© des genres. Vous ĂŞtes un chercheur rĂ©gulier au Centre de recherche interdisciplinaire sur les problèmes conjugaux et les agressions sexuelles, connu sous l'acronyme CRIPCAS. Vous vous intĂ©ressez au bien-ĂŞtre et Ă  la santĂ© des personnes LGBTQ +. Vous cherchez Ă  identifier les facteurs qui les aident Ă  s'Ă©panouir et Ă  dĂ©velopper une image positive d'elle-mĂŞme, d’iel mĂŞme, ainsi que leur pouvoir d'agir comme l'estime de soi, l'authenticitĂ©, la rĂ©silience et le soutien social. Donc, j'ai bien hâte de vous entendre. Ma première question : d'oĂą vous vient l'intĂ©rĂŞt pour ces sujets scientifiques?

M. Blais : Excellente question. Moi-mĂŞme, comme homme gai, dans mon parcours scolaire j'ai Ă©tĂ© très peu en contact avec les questions de genre et de sexualitĂ©. J'ai fait mon baccalaurĂ©at en psychologie et je n'ai jamais entendu parler d'orientation sexuelle, d'identitĂ© de genre, sinon qu’à travers des classifications psychiatriques, par exemple. Ils abordaient les choses, bon c'Ă©tait il y a un certain temps, dĂ©jĂ  l'homosexualitĂ© Ă©tait sortie des grands manuels de classifications, mais quand mĂŞme dans la formation on continuait de rĂ©fĂ©rer Ă  ce passĂ©. Alors, disons que ce parcours je l'ai trouvĂ© un peu insatisfaisant, Ă  cet Ă©gard en tout cas. Je suis allĂ© ensuite faire la maĂ®trise en sexologie en me disant : je vais certainement en entendre parler davantage de ces contenus. Ça a effectivement Ă©tĂ© le cas, puis je l'ai dĂ©jĂ  dit sur d'autres tribunes, j'ai Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© de lire des textes sur les thĂ©rapies de conversion dans mon parcours scolaire, acadĂ©mique. Je me suis dit : ah bon! OK, quand mĂŞme.

Puis, finalement, je suis allĂ© faire mon doctorat en sociologie en me disant que peut-ĂŞtre que moi, je devais me familiariser avec les approches qui nous amène Ă  faire un pas de cĂ´tĂ©. Peut-ĂŞtre de s'intĂ©resser davantage Ă  la manière dont on cadre les enjeux, plutĂ´t que de plonger dans des enjeux, en perdant un peu le recul qui est nĂ©cessaire en se disant : coudon, ce qu'on est en train de dire ça sort d'oĂą? C'est quoi les fondements du regard que l'on porte? J'y reviendrai probablement.

Bref, un parcours multidisciplinaire, où j'ai un peu cherché des réponses, des informations, des connaissances sur des enjeux de sexualité et de genre, puis un parcours qui m'a en partie amené à en trouver des réponses, mais qui m'a laissé sur ma faim à plusieurs égards. Je m'excuse, je fais de très longues réponses.

S. Bujold : C'est parfait, merci de la gĂ©nĂ©rositĂ© de vos propos. En fait, un peu, et c'est souvent le cas, c'est un peu une quĂŞte personnelle qui vous a amenĂ© Ă  dĂ©couvrir un domaine qui vous passionne, je prĂ©sume, Ă©tant donnĂ© que vous ĂŞtes maintenant professeur titulaire dans le domaine. La grande question que j'avais pour vous c'est : pourquoi on s'intĂ©resse autant Ă  la sexualitĂ© et que cela nous dĂ©finit autant comme humains, comme personne? La grande question.

M. Blais: C'est vrai que ça nous intĂ©resse beaucoup, la vie sexuelle des autres en particulier, pas juste la nĂ´tre. En fait, c'est vrai que la sexualitĂ© a pris vraiment une importance, une importance dans notre imaginaire social. Une importance qui vient du fait qu'elle est tabou, qu’elle est cachĂ©e, qu'il y a eu Ă©normĂ©ment de restrictions. C'est comme si on voulait, face Ă  ce tabou-lĂ , lever le voile, ça pique la curiositĂ©. On veut aussi se comparer, on est curieux de ce que font les gens dans leur intimitĂ©, on cherche Ă  savoir si on passe Ă  cĂ´tĂ© de quelque chose. Ça vaut peut-ĂŞtre la peine de dĂ©couvrir ce qui se passe dans la vie des autres et de se dire : bien peut-ĂŞtre que moi aussi je peux essayer cela. On trouve cela divertissant, on a juste Ă  voir comment les mĂ©dias font leurs choux gras vraiment des histoires et des scandales sexuels. Il y a vraiment une composante divertissement, mais aussi tabou, subversion et transgression, dans cet intĂ©rĂŞt qu'on a pour la sexualitĂ©.

Ç’a quand même été très conçu, la sexualité, comme quelque chose ayant un potentiel de subversion, de scandale, de désordre. Tout cela fait que ça nous titille, je pense.

S. Bujold : Excellente rĂ©ponse. Si on y va de façon plus spĂ©cifique, je l'ai dit, nos auditeurs sont au courant, et vous l'avez peut-ĂŞtre lu, je suis le premier prĂ©sident de notre association, qui est pourtant plus que centenaire, avec un conjoint de mĂŞme sexe. La dĂ©fense des droits des personnes de la communautĂ© 2SLGBTQ+, l'Ă©ducation et la dĂ©mystification auprès de la communautĂ© juridique est une de mes prioritĂ©s cette annĂ©e. De lĂ , l'importance de vous avoir parmi nous. Pourriez-vous nous parler dans un contexte historique et social de la rĂ©pression qui existe encore, de la discrimination et de la difficultĂ© d'accepter la diffĂ©rence de l'autre, que ce soit dans l'orientation, et mĂŞme aussi maintenant, dans l'identitĂ© de genre.

M. Blais : C'est clair que le droit a occupĂ© une grande place historiquement. Souvent, on va dire qu'il y a trois grandes racines Ă  l'homophobie et Ă  la transphobie. Il y en a avec lesquels nous sommes assez familiers, donc qui rejoignent un peu nos imaginaires collectifs. Il y a la religion Ă©videmment, donc la religion qui a largement diabolisĂ© la diversitĂ© sexuelle et de genre, et la mĂ©decine aussi, qui l’a largement « pathologisĂ©.» Donc, la diabolisation d'un cĂ´tĂ© et la « pathologisation Â» de l’autre, puis, Ă©videmment, le droit qui a fait de nous des criminels Ă  certaines Ă©poques. La criminalisation, c'est la 3e grande source d'homophobie et de transphobie.

Quand même, historiquement, le droit a établi des attentes, des normes de comportement, des limites en matière de sexualité sur des enjeux extrêmement importants. La question de l'âge au consentement, la régulation de ce qu'est un consentement valide en matière de sexualité, la protection contre les violences sexuelles, aussi avec l'ajout de l'orientation sexuelle, de l'identité de genre et de l'expression de genre dans les chartes des droits et libertés, ou dans les lois sur la protection des droits de la personne, évidemment, le droit à jouer un très grand rôle. C’est un rôle à double tranchant selon l’époque. Parfois, un rôle qui a contribué à jeter sur nous l’opprobre social, à nous mettre en prison, à faire en sorte que des listes de noms soient publiées dans les journaux jaunes, de personnes qui s'étaient retrouvées dans des bars, dans des sous-sols, qui avaient été arrêtés pour diverses raisons. Mais aussi quand même, un rôle positif à plusieurs égards depuis la décriminalisation de l'homosexualité avec le Bill omnibus de 1969 et les différents changements juridiques qui ont pris de plus en plus d'importance pour nous.

S. Bujold : Je n'avais jamais vu cela sous l'angle de ces trois axes-lĂ , la religion, la mĂ©decine et le droit, plus particulièrement le droit qui nous intĂ©resse comme organisation. C'est Ă  la fois un outil de rĂ©pression et un outil de libĂ©ration, c'est la grande contradiction.

M. Blais: Oui effectivement, cela a vraiment été un outil de répression et c'est devenu un instrument, j'espère, de libération, de soutien au mieux-être, de régulation des atteintes aux droits fondamentaux. En tout cas, c'est ce que l'on espère et que l'on souhaite.

S. Bujold : Exactement, et bien qu'on ait fait de grandes avancĂ©es au cours des dernières dĂ©cennies, comme vous l'avez dit au cours des annĂ©es 60, pratiquement un demi-siècle, on voit de plus en plus et on dirait que ça s'accĂ©lère, et mĂŞme qu’il y a des donnĂ©es qui ont Ă©tĂ© publiĂ©es rĂ©cemment par rapport au nombre de projets de loi aux États-Unis qui vise Ă  rĂ©primer ou Ă  enlever des droits aux membres de notre communautĂ©, plus particulièrement aux membres de la communautĂ© trans. Ils sont par centaines, ces projets de loi lĂ  en 2023. Quelle est votre vision? Est-ce que c'est un retour de balancier? Est-ce que c'est quelque chose qui a toujours Ă©tĂ© lĂ , mais qu'on lui attribue plus d'attention? Vous n'ĂŞtes pas futurologue, mais quelle est votre vision?

M. Blais : Oui, j’avoue que ce qui se passe dans le monde, aux États-Unis, mais pas seulement, en Russie et en Europe de l'Est, toute la rĂ©pression grandissante, des retours en arrière des droits qui avaient Ă©tĂ© acquis et qui sont supprimĂ©s, en fait c'est quand mĂŞme un peu paniquant. Parce que, derrière tous ces changements ou ces menaces, il y a du vrai monde. Il y a des gens en couple qui ont des enfants et les enfants dĂ©pendent de la reconnaissance de leurs parents Ă  plusieurs Ă©gards sur le plan lĂ©gal et sur le plan social. Il y a des gens qui ont besoin de soins et il y a des lois qui sont mises en place pour les empĂŞcher d'avoir ces soins-lĂ . Il y a un moment oĂą les gens paient de leur vie, ils paient de leur qualitĂ© de vie, mais aussi, ils paient de leur vie ce type de recul. Alors vraiment, c'est plutĂ´t inquiĂ©tant. Quelle leçon doit-on en tirer? Certainement une leçon sur l'importance de rester vigilant.

C'est difficile de ne pas voir dans ces reculs un manque de compassion et un manque d'empathie, un manque de respect de base pour des droits fondamentaux au nom d'idéologies particulières. C'est clair qu'il y a un ressac. On voit aussi comment certains de ces discours sont importés au Canada, au Québec. On l'a vu récemment sur la question des drag queens. Je pense que la confusion que les gens font entre la question du genre et la sexualité, quand les gens voient une personne trans, ce qu’ils pensent, c'est cette vieille image imposée par la médecine et la psychologie à une certaine époque, qui nous a dépeints comme des pervers. Alors tout ce qui a l'air de sortir des normes…

S. Bujold : Des personnes malades, oui.

M. Blais : VoilĂ , c'est vraiment cette idĂ©e de « pathologisation Â» qui perdure dans certaines attitudes : « on ne devrait pas exposer les enfants.» C'Ă©tait Ă  une autre Ă©poque et ce ne l’est plus du tout par ailleurs maintenant. Les questions de genre et d’orientation sexuelle en Ă©tĂ© largement retirĂ©es en fait entièrement, pour les questions d'orientation sexuelle. Ce qui reste maintenant pour les classifications psychiatriques, sur la question du genre et pour toute difficultĂ© mĂŞme en gĂ©nĂ©ral, c'est la question de la souffrance. Quand il y a une souffrance il faut s'en occuper, mais quand il n'y a pas de souffrance, il n'y a pas d'enjeu et de « pathologisation Â» lĂ -dedans. Très souvent aussi, ce qui nous fait souffrir n'est pas notre orientation sexuelle, ce n'est pas notre identitĂ© de genre, ce n'est pas le fait qu'on soit gai, trans, queer. Ce qui nous fait souffrir c'est le regard que nous impose l'extĂ©rieur sur nous-mĂŞmes. Il nous force Ă  nous dire : Ce que tu es n'est pas correct, ce que tu es est un problème, ce que tu es ça devrait restĂ© cachĂ©. C'est ça en fait la source de la souffrance.

Quand on voit en fait ce ressac, vraiment je pense qu'on peut y lire au moins une chose, et c'est une tentative de nous remettre à l'ordre, de nous remettre à une place, une place qui devrait rester cachée selon cette perspective. À une place qui est transgressive, potentiellement subversive d'un certain ordre social. Un certain ordre social où les hommes et les femmes sont les deux groupes, il n'y a personne d'autre en dehors de ces deux catégories. Chaque personne doit rester à la place qui lui a été assignée, suivre une trajectoire qui est celle prescrite par la tradition. Il faut qu'un homme marie une femme et une femme marie un homme et c'est le modèle de la famille qui est valorisé.

En fait, la violence, l'homophobie, la transphobie, les railleries, tout cela sont des rappels à l’ordre. On se fait dire à travers tous ces débats de retourner dans le placard et de rester caché : ne vous montrez pas, ne vous exposez pas à nos enfants. C'est vraiment cette idée qu'il y a là une menace.

S. Bujold : On ne veut pas vous voir en quelque sorte. Est-ce que c'est cette norme sociale lĂ  qui est en nous, qui est autour de nous et qui est très prĂ©sente, qui fait en sorte que —lĂ  c'est une impression personnelle, vous me corrigerez si ce n'est pas rĂ©pandu—, mais oĂą il y a une rĂ©action viscĂ©rale et profonde chez une bonne partie de la population, lorsque l'on est face ou confrontĂ© ou en interaction avec une personne trans, une personne non binaire. Ce qui semble remettre en question cet ordre-lĂ  binaire. LĂ , je vois Ă  notre Ă©poque, en 2023, une rĂ©action très très très forte qu'on ne voit pas la plupart du temps lorsque l'on est confrontĂ© Ă  une question d'orientation sexuelle, sur laquelle on semble beaucoup plus avancĂ© en termes de — je n'utiliserai pas intentionnellement le mot « tolĂ©rance Â» — en termes d'acceptation et mĂŞme d'indiffĂ©rence. Mais ce n'est pas le cas du tout lorsque l'on est dans la diversitĂ© de genre. Est-ce que j'ai raison? On perçoit que l'on remet en question cet ordre-lĂ .

M Blais : Oui, en fait fort probablement. C'est vrai de dire qu'il y a ce que l'on pourrait appeler une certaine homonormalisation, une espèce de normalisation de l'homosexualitĂ©. Alors, pour la reconnaissance de conjoints de mĂŞme sexe, au QuĂ©bec, c'est depuis la fin des annĂ©es 90.

S Bujold : Exact, les annĂ©es 2000 oui.

M. Blais : Ensuite, l'union civile, le mariage en 2005. Donc, quand mĂŞme, de voir deux hommes ou deux femmes ensemble, c'est relativement passé… on va mettre l'accent sur le «  relativement Â», parce qu'il y a quand mĂŞme de l'homophobie qui cible les personnes qui marchent main dans la main, qui s'embrassent en public. Ça continue d'exister. Mais c'est vrai que quand mĂŞme on a fait un bout de chemin dans la population. Vous avez raison de dire que peut-ĂŞtre que le malaise il est encore très persistant Ă  l'Ă©gard des personnes trans et non binaire. C'est comme si beaucoup de personnes perdaient leurs repères. Est-ce que c'est un homme? Est-ce que c'est une femme? Est-ce que c'est un homme qui s'habille en femme? On dirait que beaucoup de personnes sont incapables de sortir de cette binaritĂ© et d'accepter une plus grande fluiditĂ© ou un assouplissement des codes de genre. Par ailleurs, qui fait souffrir tout le monde, han? MĂŞme les hommes du genre hĂ©tĂ©rosexuel souffrent de cette forme de masculinitĂ© très contraignante. Leur dire qu'il faut ĂŞtre fort, qu'il ne faut pas vivre nos Ă©motions, qu'il faut rester stoĂŻque devant l'adversitĂ©.

S. Bujold : Il faut aimer le hockey.

M. Blais : Il faut aimer le hockey, il faut jouer au hockey! Bien, ça en fait partie. Ces normes font souffrir beaucoup de monde, incluant les personnes qui parfois les dĂ©fendent, sans peut-ĂŞtre ĂŞtre toujours conscientes de ce qu'elles dĂ©fendent. Et c'est la mĂŞme chose pour certaines formes de fĂ©minitĂ© qui font extrĂŞmement souffrir les femmes, pour des normes de beautĂ© complètement inaccessibles et inatteignable, par exemple. Alors bien sĂ»r, il semble qu'il reste encore beaucoup de rĂ©sistance par rapport aux questions de genre et aux questions de  non binaritĂ©. Effectivement, je pense que l'ordre des sexes et des genres continue vraiment de servir de sources malheureusement, Ă  beaucoup d’homophobies et de transphobies.

S. Bujold : Et pouvez-vous nous parler un peu? Je sais, j'en ai vu beaucoup de donnĂ©es, on a un sentiment de rejet, ou de nom reconnaissance de l'autre lorsqu'on est en interaction avec une personne trans ou non binaire, alors qu'on sait qu'il y a Ă©normĂ©ment de difficultĂ©s sociales : de pauvretĂ©, de rejet, d'accessibilitĂ© au travail, difficultĂ© d'accès aux documents lĂ©gaux. On le voit aussi beaucoup dans la population immigrante, la population qui vient au Canada justement pour fuir la rĂ©pression. Les gens semblent oublier que oui, il y a une rĂ©alitĂ© qui n'est pas la nĂ´tre, mais il y a aussi tout un bagage, toute une difficultĂ© Ă  rĂ©ussir, et cette communautĂ©-lĂ  n'est pas la seule, il y en a d'autres Ă©videmment, qui vivent cette discrimination-lĂ , ou cette difficultĂ©-lĂ . Est-ce que vous possĂ©dez des donnĂ©es ou des preuves Ă  cet effet-lĂ ?

M. Blais : Oui, en fait, on a plusieurs enquĂŞtes. On a rĂ©alisĂ© par exemple la plus grande enquĂŞte qu'il n'y a jamais eu lieu au QuĂ©bec jusqu'Ă  maintenant sur les populations LGBTQ2+. Il y avait presque 5000 rĂ©pondants dans cette grande enquĂŞte, les donnĂ©es ont Ă©tĂ© colligĂ©es en 2019 et 2020. On a des chiffres sur l'accès aux soins de santĂ©, le logement, la discrimination dans le logement. Sur la fondation des familles, les obstacles Ă  la fondation des familles, sur la facilitĂ© ou pas Ă  changer de prĂ©nom ou de mention de sexe. En fait, la liste est très longue et on a des chiffres sur 1000 choses donc on a 1000 chiffres. C'est toujours un peu compliquĂ© de faire de grandes synthèses. On a aussi des donnĂ©es sur la thĂ©rapie de conversion d’ailleurs.

La question, c'est de voir un peu quels sont nos constats. Quand on compare nos données aux données de la population générale, ce que l'on constate c'est que comme groupe les personnes LGBTQ+ font souvent face à davantage d'obstacles. Donc, davantage d'obstacles, davantage de violence, davantage de microagressions qui sont plus l'expression de préjugés ou d'attitudes défavorables, mais quand même agaçantes avec le temps. On voit cette première hiérarchie. Ensuite, quand on plonge dans les données colligées au sein des communautés LGBTQ2+, ce que l'on constate c'est qu'il y a encore des hiérarchies. On constate qu'il y a des groupes qui s'en sortent mieux que d'autres.

On le voit en fait, et là c'est le sociologue qui parle, on voit très clairement les effets du sexisme, par exemple. Les hommes gais blancs s’en sortent effectivement beaucoup mieux. Ensuite, on voit aussi les effets du racisme, on voit bien que les personnes racisées, les personnes autochtones ne sont pas à la même place dans cette hiérarchie. Donc les personnes blanches en général ont des indicateurs d'inclusion. Elles sont plus nombreuses à rapporter des facteurs d'inclusion. Elles sont plus nombreuses à rapporter une qualité d'emploi élevée. Elles sont plus nombreuses à rapporter différents facteurs d'inclusion sociale, pas seulement en emploi, mais dans l'usage des services de santé, par exemple, l'absence de discrimination dans la recherche de logement. Donc on le voit, et ensuite, quand on le compare, il y en a d'autres accents. J'ai parlé du sexisme, j'ai parlé du racisme, on peut aussi parler du cissexisme, qui est cet axe… ce système qui divise les personnes cisgenres. Celles dont l'identité de genre correspond à celui qui leur a été assigné à la naissance. Donc, cet axe qui divise les personnes cisgenres et les personnes transgenres et non binaires, celles dont l'identité de genre ne correspond pas au sexe qui leur a été assigné à la naissance. Donc cet axe on le voit également.

Les personnes non binaires font face à des obstacles en plus grand nombre que les personnes cisgenres, et ça c'est très clair. Et là, on ne parle pas encore du cumul de ces positions minorisées. Parce que quand on les cumule, la quantité d'obstacles ou les probabilités de faire face à des obstacles augmentent en fonction du nombre de positions. Voilà, exactement, elles s'additionnent et se multiplient, et cela on le voit très clairement dans les données. Et c'est étonnant la constance de ces résultats, peu importe ce que l'on regarde. Le logement, la qualité de l'emploi, le revenu, la précarité socio-économique, la capacité à payer ses factures et boucler ses fins de mois, c'est impressionnant et affolant.

La manière dont on le voit dans des donnĂ©es colligĂ©es au QuĂ©bec en 2019, 2020, on pourrait se dire : ah! C'est des affaires du passĂ©! C'est une autre Ă©poque, on est tellement inclusif maintenant. Il reste des disparitĂ©s importantes dans les sous-groupes LGBTQ2+. Il y en a aussi dans la population gĂ©nĂ©rale, Ă©videmment le racisme n'affecte pas que la population LGBTQ2+, mais chez elle, pour les personnes concernĂ©es, il s'ajoute. Donc, ce racisme s'ajoute Ă  l'homophobie, peut-ĂŞtre Ă  la transphobie et Ă  diffĂ©rents autres axes d'oppression et de discrimination, et pour cela les donnĂ©es sont très claires.

S. Bujold : Quelle est l’ampleur de cette population au QuĂ©bec et au Canada si vous avez les donnĂ©es? Je sais que le recensement de 2021 avait recensĂ© plus de 100 000 personnes non binaires et trans. Personnellement, je crois que c'est un nombre conservateur. [inaudible 00:23:12] de personnes dans la grande communautĂ© LGBTQ2S+. Un dernier Ă©lĂ©ment, on voit une plus grande prĂ©valence dans les jeunes gĂ©nĂ©rations. Dans les 18-25 ans, on arrivait Ă  près de 1% seulement pour les personnes trans et non binaires. Pouvez-vous nous dire ce que vous voyez dans vos Ă©tudes et dans vos recherches sur la taille de la population dont on parle?

M. Blais : Ce qui est un peu compliquĂ©, c'est que nos Ă©tudes n’ont pas le mĂŞme nombre de personnes que les grandes enquĂŞtes de Statistiques Canada ou que l'institut de la statistique du QuĂ©bec ou des grandes agences de statistiques, elles ne sont pas reprĂ©sentatives. Donc, je ne pourrais pas utiliser, mes donnĂ©es d'enquĂŞte pour vous dire quelle est la proportion de tel ou tel sous-groupe dans la population. Mais quand on regarde les donnĂ©es amĂ©ricaines, quand on regarde les donnĂ©es canadiennes et qu'on segmente la proportion de personne 2SLGBTQ+ par exemple, par gĂ©nĂ©ration, vous avez bien raison de le souligner, on voit bien que de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration la proportion de personnes qui se reconnaĂ®t dans ce grand acronyme augmente et elle augmente beaucoup. Une des raisons pour lesquelles elle augmente, ou une des hypothèses pour expliquer cette augmentation, c'est la disponibilitĂ© des ressources culturelles symboliques, sĂ©mantiques aussi pour se dĂ©crire.

Beaucoup de personnes vont dire quand ils dĂ©couvrent, par exemple, une vidĂ©o sur internet, vont dire : ah mon Dieu! J'ai eu ce sentiment toute ma vie! Je n'ai jamais eu de mot pour le dĂ©crire. C'est la première fois que je peux mettre un mot sur ce que je vis. Ça s'appelle peut-ĂŞtre ĂŞtre lesbienne, ça s'appelle peut-ĂŞtre ĂŞtre non binaire, ça s'appelle parfois ĂŞtre transsexuel, ça s'appelle parfois ĂŞtre trans. C'est vraiment cet accès Ă  des ressources culturelles symboliques, sĂ©mantiques, des bribes d'histoire auxquelles nous n'avions pas accès. Parce qu’on s'entend que l'histoire des communautĂ©s LGBTQ2+, elle n'est pas enseignĂ©e dans les Ă©coles. Alors, c'est vraiment Ă  travers des accès informels, qui par ailleurs deviennent de plus en plus grandissants, que ces ressources-lĂ  pour se comprendre et identifier ce que l'on est et mettre des mots sur notre expĂ©rience deviennent disponibles.

On peut comprendre pourquoi quelqu'un de 65 ans aujourd'hui va dire : moi j'ai fait une transition Ă  l'âge de 55 ans, parce que je ne savais mĂŞme pas que ça se pouvait avant. Il a fallu rentrer en contact avec des personnes qui avaient une expĂ©rience similaire Ă  la mienne, il a fallu que je puisse mettre des mots sur ce que je vivais, que je me reconnaisse dans l'expĂ©rience de quelqu'un d'autre, pour pouvoir mettre en place ces dĂ©marches, ce processus. Alors, on peut comprendre pourquoi cela est plus frĂ©quent, ça prend de l'ampleur… ça prend de l'ampleur non? C'est-Ă -dire, pourquoi dans les plus jeunes gĂ©nĂ©rations il y a une propension Ă  se reconnaĂ®tre plus jeune qu’à d'autres Ă©poques, se reconnaĂ®tre plus rapidement et Ă  mobiliser des ressources autour de soi, qui deviennent disponibles.

S. Bujold : Question pour le sexologue. Quel impact, Ă  votre avis, cela va avoir que les personnes concernĂ©es aient l'espace sĂ©curitaire, aient l’espace finalement pour exprimer qui ils sont? Est-ce que c'est positif que les gens ne soient pas contraints de jouer un autre rĂ´le, mais peuvent exprimer leur rĂ´le ou l'identitĂ© qu'ils sont fondamentalement?

M. Blais : Bien… Ă©coutez, l'impact premier c'est que ça sauve des vies. Ça sauve littĂ©ralement des vies. Et lĂ  je ne veux pas dire que c'est facile pour autant, on va distinguer les deux aspects. Mais ça permet quand mĂŞme aux gens de vivre une vie plus authentique s’ils le souhaitent. Ça permet aux gens de faire la paix avec quelque chose que la sociĂ©tĂ© qualifie de « pas souhaitable et de pas naturel Â». Donc, ça aide Ă  faire la paix avec soi, ça aide Ă  se reconnaĂ®tre aussi finalement comme quelqu'un de… mon Dieu… bien, Ă  la fois extraordinaire Ă  cause des particularitĂ©s de notre expĂ©rience, mais aussi bien ordinaire dans ce que l'on veut. En gĂ©nĂ©ral, les gens veulent s’épanouir dans leur travail, s'Ă©panouir dans une relation de couple, s'intĂ©grer dans leur milieu, avoir des amitiĂ©s significatives, puis c'est assez transversal Ă  l'expĂ©rience humaine, ce genre de besoin.

Un des aspects positifs est la capacité à pouvoir faire cela. Le faire d'une manière authentique, d'une manière cohérente avec soi. Le faire avec des personnes qui nous ressemblent, se sentir appartenir à un groupe. Alors, je pense qu’il faut y voir beaucoup de positif quand ça fonctionne et quand les personnes réussissent à trouver autour d'elles les ressources pour pouvoir faire ça. Évidemment, ce n'est pas toujours le cas, donc, il en reste des défis.

S. Bujold : Tout Ă  fait, et ça m’amène Ă  un mythe qui est important, c'est que les personnes trans et non binaires cherchent l'attention. Ce qu’ils manifestent, le fait qu'elles sortent des attentes culturelles, c'est pour attirer l'attention. Alors que l'on sait, les gens ne cherchent qu'Ă  se fondre dans la masse et ĂŞtre acceptĂ©s. Pouvez-vous nous parler de ce mythe-lĂ ?

M. Blais : J'ai vraiment l'impression que ça revient un peu systĂ©matiquement toujours autour des moments historiquement importants. La journĂ©e internationale sur l'homophobie, la transphobie et la biphobie, ah! LĂ  on va voir monter ces discours : bon, encore, ils veulent prendre la place, ils prennent la place dans les mĂ©dias, ils veulent qu’on parle d’eux autres. Autour de la fiertĂ©, bon, c'est ça les chars, le monde en [00:29:09] la parade, bon. Alors voilĂ . C'est de l’exhibitionnisme! Chaque fois on entend ça, en fait. C'est vraiment… on a besoin de ces moments, on a besoin de se reconnaĂ®tre dans des symboles, des histoires partagĂ©es, dans des grands rĂ©cits qui nous rassemblent. Il faut aussi se rappeler que bien souvent ces moments commĂ©morent des luttes. Donc on n’est pas dans… alors, on cĂ©lèbre notre rĂ©silience et notre capacitĂ© Ă  avoir luttĂ© et Ă  ĂŞtre sorti de ces moments difficiles. On a besoin de la cĂ©lĂ©brer.

Quand on appartient Ă  un groupe majoritaire, c'est quotidiennement que l'on cĂ©lèbre ça, parce qu'on se voit tout le temps. On se voit Ă  la tĂ©lĂ©, on se voit sur les panneaux publicitaires, tout ce que l'on voit autour de nous nous ressemble. Mais, quand on n’appartient pas Ă  ce groupe majoritaire, il faut les crĂ©er ces occasions, il faut les crĂ©er ces moments. Souvent, il y a des gens, le groupe majoritaire ou des personnes du groupe majoritaire, parce que ce n'est vraiment pas tout le monde qui rĂ©agit nĂ©gativement, mais il y a des personnes qui disent : ben voyons c'est quoi ça encore? Ben, c'est nous qui cĂ©lĂ©brons des moments historiquement importants pour nous, c'est tout! Ce n'est que cela, alors cette idĂ©e que l'on recherche l'attention, mon Dieu, je pense que beaucoup de gens vivraient très bien sans cette attention, vraiment.

Puis on l’a vu récemment, avec les événements sur les drag queens. Comme les drag queens faisaient leur travail avant, je ne pense pas que personne n’ait envie de l'attention dont elles ont fait l'objet récemment.

S. Bujold : Ils ont fait un bout de chemin sur un Ă©vĂ©nement volontaire et public dans un endroit x ou les gens sont libres d'y aller ou de ne pas y aller, et de s'opposer Ă  la tenue de l'Ă©vĂ©nement quand mĂŞme assez fascinant.

Vous avez Ă©voquĂ© une ou deux reprises le terme « thĂ©rapie de conversion Â», donc on sait que cette… on va appeler ça un traitement cruel oĂą un châtiment cruel [00:31:16] criminel, et par plusieurs lois provinciales qui encadrent les thĂ©rapies mĂ©dicales ou psychologiques. Est-ce qu'il y en a encore au Canada des gens qui contraignent, parce que je ne peux pas croire que quelqu'un se soumet Ă  sa volontairement, qui contraignent des membres de leur famille, de leur communautĂ©, ou de leur entourage Ă  ces traitements-lĂ  qui visent Ă  changer leur orientation ou leur identitĂ© de genre?

M. Blais : Il y a beaucoup de choses Ă  dire. D'abord dans les donnĂ©es qu'on a pour le QuĂ©bec on est Ă  4.5%, 5% de personnes qui ont Ă©tĂ© impliquĂ©es dans des services directs de thĂ©rapie de conversion.

S. Bujold : Ce sont des nombres importants!

M. Blais: Bien quand même, parce qu'on dit un 5%, c'est quand même comme… 5% c'est une personne sur 20.

S. Bujold : Des milliers de personnes.

M. Blais : Ce n'est pas rien, Ă  chaque fois que vous croisez 19 personnes dans la rue, la suivante a Ă©tĂ© impliquĂ©e dans une thĂ©rapie de conversion. Je veux dire, ce n’est pas rien. Si le 5% ne nous convainc pas, on peut aussi regarder d'autres formes. Ça, ce sont vraiment des services directs oĂą il y a quelqu'un devant nous dont l'objectif c'est de changer notre orientation sexuelle oĂą notre identitĂ© de genre, ou notre expression de genre. Après ça quand on demande aux gens, est-ce qu'il y a des gens qui ont essayĂ© de changer votre orientation sexuelle, votre identitĂ© de genre, votre expression du genre, le chiffre montre Ă  25 % quand mĂŞme. Ce sont des gens qui se sont fait dire : tu sais ce serait peut ĂŞtre mieux pour ton avenir, pour la fondation d'une famille, pour te soustraire Ă  la discrimination, d'essayer de changer ça.

S. Bujold : Une pression sociale, une pression familiale, culturelle, oui.

M. Blais : Ce n'est pas rien quand mĂŞme. Première chose, les chiffres, une pression sociale, une pression familiale, est-ce qu'il y en a encore? Elles ont des profils diffĂ©rents selon qu'elles ont des orientations sexuelles ou d'identitĂ© de genre. Alors l'orientation sexuelle, elle on voit bien que ce qui persiste en fait, ce sont des thĂ©rapies de conversion prodiguĂ©es par des groupes religieux. Ou des pratiques de conversion, en thĂ©rapie ça fait très mĂ©dical psy, mais ce sont des pratiques aussi. Ça prend la forme d'exorcisme, ça prend la forme de conseil spirituel, de coaching. Ça, c'est ce que l'on voit pour les thĂ©rapies qui ciblent l'orientation sexuelle ou les pratiques qui ciblent l’orientation sexuelle.

Pour l'identité de genre, on voit que ça vient encore du milieu des professionnels de la santé en grande partie. Parce que pendant longtemps, le fait d'être trans était considéré comme une maladie mentale, la dysphorie de genre était considérée comme un problème, beaucoup de professionnels ont été formés avec cette vision continue de penser comme ça. Donc, ils font des interventions qui plutôt que de soutenir une exploration légitime, saine, vont plutôt faire des interventions qui visent un peu à dissuader cette exploration. La dissuader, ou encore renforcer, comme renforcer la masculinité chez les gars, renforcer la féminité chez les filles. Donc vraiment, c'est ça un peu la forme que ça peut prendre.

Ça peut être chez les enfants par exemple, on va la retirer l'amour ou les marques d'affection si les enfants ne se comportent pas de manière conforme au sexe assigné à leurs naissances. Donc, si le petit garçon joue avec des poupées, on va l'ignorer. Si la petite fille ne se comporte pas comme une fille, on va l'ignorer. Dès qu'elle va se comporter comme une petite fille, ah! Là on va lui donner de l'affection, on va la prendre dans nos bras.

S. Bujold : C'est une forme de conditionnement, c'est ça?

M. Blais : Exactement, une sorte de conditionnement, et ces parents-lĂ  suivent le conseil de thĂ©rapeutes qui leur suggĂ©raient d'agir ainsi. Les parents sont aussi victimes de tout ce système hĂ©tĂ©rocisexiste de normes. L'autre chose, la moitiĂ© des personnes, parce que vous Ă©voquiez le fait que c'Ă©tait quand mĂŞme inconcevable que des gens se prĂŞtent volontairement Ă  ces pratiques, la moitiĂ© de ces personnes ont consenti Ă  ces pratiques dans notre Ă©chantillon. On le voit, et il y a des tĂ©moignages qui circulent de personnes qui ont Ă©tĂ© sujettes Ă  ces pratiques et qui disent : c'est moi qui l'ai demandĂ©. Et c'est moi qui l'ai demandĂ© parce qu'on m'a convaincu toute ma vie que c'Ă©tait une impossibilitĂ© de vivre comme ça. On m'a convaincu toute ma vie que c'Ă©tait le dĂ©mon qui m’habitait, que je serais malheureux, que je ne pourrais jamais avoir d'enfants ou fonder une famille, alors que ça fait partie de ce que je souhaite.

Donc, on a vraiment, pour ces personnes, crĂ©Ă© un contexte qui rendait complètement incompatible une vie bonne et satisfaisante, authentique avec le fait d'ĂŞtre une personne LGBTQ2+. Donc, c'est dĂ©chirant quand mĂŞme de voir ça. Et quand on regarde les motivations de ces personnes-lĂ , c'est avoir un meilleur avenir. C'est dire Ă  quel point les changements juridiques sont importants pour combattre ces types de reprĂ©sentation lĂ . Les protections sont extrĂŞmement importantes sur le plan juridique. Donc, « Je pensais que j'aurais un meilleur avenir Â», « Je pensais que je ferais plaisir Ă  mes parents ou Ă  mes proches.» «  Je pensais que je pourrais ĂŞtre plus inclus dans ma communautĂ©.» Parce qu'il y a aussi cela, il y a des gens qui sont rejetĂ©s. Quand on regarde les chiffres sur l'instabilitĂ© rĂ©sidentielle et l'expĂ©rience d'itinĂ©rance chez les jeunes, 1/3 des jeunes en situation de rue font partie des communautĂ©s LGBTQ2+. Ce n’est pas rien quand mĂŞme. Il n'y a pas 1/3 des jeunes qui sont LGBTQ2+.

S. Bujold : Il y a une surreprĂ©sentation?

M. Blais : Oui, effectivement comme vous le dites, il y a une surreprĂ©sentation de ces jeunes-lĂ . Alors Ă©videmment, on ne peut pas dire qu'ils ont Ă©tĂ© mis Ă  la porte par leurs parents, il y a une partie qui a Ă©tĂ© mise Ă  la porte par leurs parents, il y a une partie qui ne s'est juste pas sentie accueillie, ou qui pouvait rester dans ce contexte-lĂ . Donc, ils ont Ă©tĂ© plutĂ´t attirĂ©s vers une possibilitĂ© de libĂ©ration, une espèce de… un lieu oĂą ils pouvaient devenir eux-mĂŞmes et ne pas avoir Ă  se cacher et Ă  ĂŞtre rĂ©primĂ© pour faire partie de la famille.

S. Bujold : Quelles sont les consĂ©quences de cette thĂ©rapie-lĂ ? Parce que quelqu'un peut penser : si la moitiĂ© des gens y vont de façon volontaire, il doit y avoir certains avantages, il y a peut-ĂŞtre des gens qui sont —et je mets des guillemets — guĂ©ris de leur condition par cette thĂ©rapie-lĂ . Alors qu'est-ce que nous dit la science sur les bienfaits ?

M. Blais : Il n’y en a pas de bienfaits. Évidemment, en fait c'est compliquĂ© et on le voit dans la littĂ©rature scientifique, il y a des gens qui disent qu'il faut faire attention, il y a des gens qui rapportent les bienfaits. Mais c'est quoi ces bienfaits-lĂ ? OK, il y a des gens qui rapportent s'ĂŞtre sentis soutenus. Il y a des gens qui… bien oui, on va parler Ă  quelqu'un une fois oĂą plusieurs fois par semaine. Bien oui on se sent soutenu. OK oui, peut-ĂŞtre que cela fait diminuer par moments la dĂ©tresse qu'on peut vivre. Alors oui, on se confie. Mais ça, on va parler Ă  un ami et ça va faire peut-ĂŞtre un aussi bon travail. En mĂŞme temps, c'est psys ou ces thĂ©rapeutes, ça se peut qu’ils aient des outils pour apprendre Ă  la personne Ă  se sentir mieux. Mais en ce qui concerne l'orientation sexuelle et l'identitĂ© de genre, on sait que cela n'a aucun bienfait, que ça ne fonctionne pas, qu’à long terme ça augmente la dĂ©tresse, que ça dĂ©truit l'image qu'on a de soi. Parce que toutes ces approches sont basĂ©es sur augmenter la dissonance entre le fait d'ĂŞtre une personne gaie, lesbienne, transsexuelle ou non binaire, par exemple. Augmenter la dissonance entre ce que l'on est et ce que l'on devrait ĂŞtre. Alors que, on veut qu'une thĂ©rapie nous aide Ă  nous sentir plus cohĂ©rents, plus authentiques et Ă  diminuer cette dissonance entre les messages sociaux qu'on reçoit et ce que l'on est.

Donc, c'est de viser complètement à l’inverse et que ça ait des effets à long terme. Il y a même des études qui montrent que la vie de ces personnes, si elles n'ont pas les ressources pour s'en sortir et se reconstruire, elle est écourtée d’une année et demie en moyenne.

S. Bujold : C'est significatif.

M. Blais : Puis lĂ  on parle aussi de personnes dont parfois, et je ne veux pas gĂ©nĂ©raliser, je vais prĂ©ciser que pour les personnes qui ont subi ces thĂ©rapies de conversion, et qu'ils n'ont pas Ă©tĂ© en mesure de trouver les ressources pour se reconstruire et en sortir, les consĂ©quences sont terribles. D'oĂą l'importance d'abord d'interrompre ces pratiques, de les protĂ©ger, de mettre en place des possibilitĂ©s de rĂ©paration et de les soutenir Ă  travers un travail thĂ©rapeutique de reconstruction soit de… oĂą elles peuvent enfin dĂ©velopper une cohĂ©rence avec elle-mĂŞme et un sentiment d'authenticitĂ©.

S. Bujold : Merci beaucoup, je croyais avoir de bonnes connaissances sur les thĂ©rapies de conversion, mais je suis agrĂ©ablement surpris par les prĂ©cisions que vous apportez sur ce sujet-lĂ  qui demeure important malgrĂ© son bannissement, son interdiction. C'est encore un sujet d'actualitĂ© malheureusement.

Quels sont les outils? Qu'est-ce que la société doit faire pour continuer sa marche vers l'égalité?

M. Blais : Le droit est un instrument important, certainement. Je pense que les tribunaux ont montrĂ© leur rĂ´le d'alliĂ©s, leur rĂ´le essentiel dans la protection des droits fondamentaux des personnes LGBTQ2+. Je pense qu’on voit bien que cela ne suffit pas, souvent mĂŞme, on va dire que l'Ă©galitĂ© sociale est un peu en retard sur l'Ă©galitĂ© juridique. Il y a des pays oĂą c'est l'inverse, ici on a quand mĂŞme la chance de pouvoir au moins s'appuyer sur ces instruments juridiques. Mais je pense qu'il faut encore beaucoup d'Ă©ducation, beaucoup de sensibilisation.

Il faut quand mĂŞme reconnaĂ®tre que pour beaucoup de monde il y a une grande confusion avec les enjeux de sexualitĂ©, les enjeux de genre. Il faut lever ces confusions, il faut expliquer et sensibiliser les personnes. Il faut aussi favoriser, pas juste le niveau d'Ă©ducation de la population gĂ©nĂ©rale, mais aussi outiller les jeunes qui, peut-ĂŞtre, seront ou sont des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, trans. On ne se rĂ©veille pas Ă  25 ans ou Ă  l'âge adulte en disant : ah! Voici je viens de changer de catĂ©gorie lĂ . Toutes les donnĂ©es montrent que l'Ă©mergence de ce sentiment d'ĂŞtre diffĂ©rent, mĂŞme si on ne le nomme pas, ça arrive dès l'enfance. Donc, il n'y a pas juste des adultes 2SLGBTQ2+, il y a aussi des enfants 2SLGBTQ2+. Alors il faut aussi prendre soin de ces personnes-lĂ  et leur renvoyer une image de leur histoire, des luttes, une image d’eux-mĂŞmes, d’elle-mĂŞme, d’ielmĂŞme, qui soit positive pour favoriser leur dĂ©veloppement et les soutenir.

Donc, qu'est-ce qu'on peut faire pour soutenir les personnes? Il faut mettre en place toutes les ressources dont on a besoin autour d'elles. Des ressources communautaires qui sont un filet de sĂ»retĂ© essentiel dans un contexte oĂą l'accès aux services de santĂ© est un peu difficile. Donc, le renforcement du rĂ©seau communautaire est essentiel, l'Ă©ducation est essentielle. C'est vraiment multifactoriel, il n'y a pas « une Â» rĂ©ponse ou « un Â» facteur, je pense qu'il faut une rĂ©ponse multifactorielle. Le droit est un instrument essentiel, mais en mĂŞme temps, il n'est pas Ă  l'abri des changements, des rĂ©orientations politiques comme on le voit ailleurs dans le monde. Je pense que lĂ , les tribunaux doivent servir de rempart autant que possible.

S. Bujold : Nous avons heureusement des chartes au Canada qui ont un statut constitutionnel ou quasi constitutionnelle. Rien n'est impossible, mais qui sont quand mĂŞme des acquis juridiques qui sont très difficiles Ă  enlever et nos tribunaux en sont les gardiens. Et nos juges, qui sont indĂ©pendants et impartiaux, peuvent devenir le rempart contre des mouvements sociaux ou des retours en arrière.

Je regarde le temps, j'aimerais vous laisser la dernière question, est-ce qu'il y a quelque chose que vous auriez aimé partager avec nous pour nos auditeurs qui sont composés de juristes francophones, sur le sujet que vous connaissez et maîtrisez si bien?

M. Blais : Bonne question. Enfin je suis… je pense que pour tout le monde, il serait utile de se familiariser avec les enjeux LGBT, avec les enjeux juridiques aussi, les dĂ©tails. Je pense qu’on ne mesure pas toujours l'impact que peuvent avoir certaines lois, qui, de manière globale, ont un impact positif, mais qui, pour des sous-groupes spĂ©cifiques, posent des dĂ©fis. Et ça, peut-ĂŞtre que de se sensibiliser ou de se familiariser avec l'histoire des grandes luttes LGBT, puis les bras de fer aussi avec la loi, peut ĂŞtre une manière de dĂ©velopper une sensibilitĂ© particulière Ă  cet Ă©gard-lĂ . Puis après, il y a quand mĂŞme… mais c'est vrai que le temps file, donc on n’aura pas le temps de parler de ça, mais il y a quand mĂŞme des jugements rĂ©cents impressionnants, qui sont Ă©crits par des juges qui ont fait montre d'une sensibilitĂ© incroyable et exemplaire. C'est le cas du jugement Moore, Ă©videmment, sur la question la… 

S. Bujold : Center for gender advocacy, oui exact.

M. Blais : Oui, voilĂ , dans cette cause oĂą le juge Moore a fait preuve d'une sensibilitĂ© et d'une maĂ®trise des enjeux exceptionnelle. Plus rĂ©cemment aussi, le juge [Macia 00:46:14]. J'espère que je prononce son nom correctement.

S. Bujold : Oui, une affaire pĂ©nale oui.

M. Blais : Oui, mais wow! C'est quand mĂŞme incroyable, bien, incroyable c'est pas… enfin…

S. Bujold : C'est une belle surprise.

M. Blais : C'est une agrĂ©able surprise, voilĂ  exactement. Qu'un juge reconnaisse que par son comportement un membre du corps policier, si ma mĂ©moire est bonne, l'a forcĂ© en fait Ă  sortir de son silence.

S. Bujold : Une indiscrĂ©tion inappropriĂ©e.

M. Blais : VoilĂ . Par des micros-agressions rĂ©pĂ©tĂ©es, voire des violences, parce que c'est quand mĂŞme la police, ce n'est pas notre Ă©gal dans la rue. Donc, il a reconnu que ces micros-agressions et que ce traitement l’ont forcĂ© Ă  sortir de son silence, alors qu'il avait tout Ă  fait le droit d'un ne rien dire. C'est quand mĂŞme, lĂ  aussi, faire preuve d'une grande comprĂ©hension et d'une grande sensibilitĂ© Ă  l'Ă©gard de ce qui se passe pour les personnes concernĂ©es.

S. Bujold : Il y a de l'espoir effectivement, la magistrature, le Barreau, tous les membres de la communautĂ© juridique quand mĂŞme sont intĂ©ressĂ©s par ces sujets-lĂ  et d'importantes mesures de sensibilisation et d'Ă©ducation. Il y a un intĂ©rĂŞt pour en apprendre plus, ce qui explique qu'il y ait cette sensibilitĂ©-lĂ  et cette comprĂ©hension lĂ  des enjeux qui se manifestent par des jugements qu'on pourrait appeler courageux, qui font avancer la lutte vers l'Ă©galitĂ©.

Ce fut une conversation fantastique, enrichissante, passionnante, professeur Blais. Vraiment, je vous remercie d'avoir accepté de vous livrer à cet exercice-là. Je pense que nous aurions pu faire encore deux heures et nous n'aurions qu'effleuré les sujets que vous maîtrisez.. Ce fut véritablement un plaisir de vous avoir avec nous aujourd'hui.

M. Blais: Merci beaucoup pour l'invitation, ç’a été un plaisir pour moi également.

S. Bujold : Ă€ bientĂ´t.

Merci de votre Ă©coute. Si vous le permettez je vous recommande aussi de suivre nos autres excellentes chaĂ®nes de balado : Droit moderne, avec Yves Faguy le rĂ©dacteur en chef du magazine ABC National, et Juriste branchĂ© avec Julia ThĂ©treault-Provencher.

Jingle: This is Conversations with the president, presented by the Canadian Bar Association.