Parlons racisme systémique
Katherine : Vous écoutez Juriste branché, présenté par l’Association du Barreau canadien.
Bonjour et bienvenue à Juristes branchés, je suis votre animatrice Katherine Provost. Le 25 mai 2020, en plein cœur de la crise de la COVID-19 et du confinement mondial pour contrer la pandémie, la police municipale de Minneapolis a abattu Georges Floyd en pleine rue. L'utilisation d’une force excessive causant l'asphyxie est la cause officielle de sa mort. Mais nous pourrions aussi argumenter que la vraie cause est le racisme systémique sous-jacent à nos sociétés. Cet évènement tragique n’est pas le premier du genre et a provoqué une série de manifestations et dénonciations publiques à travers le monde, souvent organisé par le mouvement BLM, Black Life Mater. Le racisme systémique ou institutionnel n’est pas unique aux États-Unis ni à une population moins éduquée. Il existe dans toutes les sphères de notre société incluant le domaine du droit. Pour vous illustrer la situation autrement, selon les plus récentes statiques du Barreau, la pratique du droit au Québec ne compte que 7% d’avocats issus de groupes racisés, alors que ces derniers comptent pour 11% de la population québécoise. Et au sein du Barreau du Québec, 10% des avocats provenant d’un groupe ethnoculturel sont associés, contre 19% chez l’ensemble des membres du Barreau.
Pour nous en parler aujourd'hui, nous avons le plaisir de recevoir maître Karine Joizil, du cabinet McCarthy Tétreault. Maître Joizil, admise au Barreau en 2001 est spécialisée en litige civil et commerciaux surtout liés à la responsabilité médicale. Elle est présidente du Conseil d’administration de Recycle Québec, a cofondé la Jeune chambre de commerce haïtienne et est membre du comité Égalité de l’ABC. Maître Joizil a aussi participé à la création de la fondation CAMPÉ qui est un terme créole qui veut dire : « Se tenir debout », dont le but est d’amener les gens vulnérables à l’autonomie financière. Bienvenue à Juristes branchés Maître Joizil.
Joizil : Bonjour, merci.
Katherine : Avant de commencer l’entrevue, j’aimerais vous inviter à me corriger si j’utilise pas le bon vocabulaire. Je pense que c'est important qu’on apprenne tous la bonne terminologie, la terminologie appropriée quand on parle de discrimination et de racisme.
Joizil : Parfait, si besoin est, je n’hésiterai pas à intervenir.
Katherine : Merci. En introduction j’ai rappelé à nos auditeurs le contexte social difficile dans lequel nous enregistrons l’épisode. Donc, la pandémie, les injustices sociales et raciales qui ont fait les manchettes dans les dernières semaines. Vous qui êtes avocate née au Québec et d’origine haïtienne, j’aimerais vous demander au sein de tout cela, comment vous sentez-vous?
Joizil : Je pense qu’il y a eu dur dérapage évidemment dans les instants qui ont suivi les évènements ou le décès tragique de Georges Floyd. Je pense que comme tout être humain, et particulièrement comme personne de race noire, ça m’a beaucoup interpellé. Je dirais même que ça nous a épuisés, parce que c'est venu je pense remuer beaucoup de choses à l’intérieur de nous, c'est venu remettre des choses en question, poser des questionnements, raviver des plaies peut-être ou des craintes. Des choses qui avaient été mises de côté, ça ramenait plusieurs craintes à la surface et un sentiment de colère, un sentiment d’impuissance au fil des semaines. Mais voyant la mobilisation, voyant le réveil ou l’éveil collectif, voyant une volonté d’agir, voyant une ouverture sur les débats, avoir des discussions franches et ouvertes sur la volonté d’agir. Je pense qu’on est dans un autre état d’esprit maintenant, on est en mode action, en mode euh... dans un état d’esprit optimiste, pas naïf, mais optimiste sur une fin ou une évolution heureuse de tout ça, je pense.
Katherine : Et donc en soi, est-ce que c'est un peu rassurant ou encourageant de voir qu’il y a un désir de vouloir changer la situation? Qu'on veut crier haut et fort ce qui se passe, ce que plusieurs pensent tout bas?
Joizil : Effectivement, y a une volonté de s’exprimer, une volonté de dire : « jouons franc jeu », mettons les cartes sur table et crevons les abcès, allons jusqu’au bout des choses et voyons où ça va nous mener. Je pense qu’on a franchi un extrême. Certains auraient pensé que cet extrême-là on l’aurait franchi depuis bien longtemps, mais manifestement c'était pas le cas. Là on l’a franchi, donc on est peut-être mûr pour des discussions moins radicales et plus nuancées. Parce que je pense que collectivement on a atteint le summum de l’horreur, là je pense qu’on est à dire : « OK, on veut pas que ça aille plus loin, ou, ça ne peut pas aller plus loin », revenons en terrain abordable et voyons comment on peut faire progresser les choses. Mais nommons-les, les choses sont nommées, elles sont dites maintenant.
Katherine : Oui, donc vous vous ne voyez pas ça nécessairement comme un feu de paille, comme plusieurs évènements antérieurs, ça avait levé, on a eu des manifestations, c'est revenu exactement à ce que c'était.
Joizil : L’avenir nous le dira. Mais je pense que c'est un mouvement qui perdure dans le temps déjà, dans un contexte, par ailleurs, on vit une crise sanitaire, une pandémie. Donc ce serait tellement facile de se recentrer sur nos propres difficultés, et sur nos propres problèmes, nos propres défis, mais y a d’autres enjeux. Et malgré tout, l’enjeu de la discrimination raciale reste à l'avant-plan, d’une part et d’autre part, on voit des actions qui émanent de la société civile, mais aussi des autorités gouvernementales par ailleurs. Oui, avec des nuances, le discours ambiant et ce dans toutes les sphères de la société. On voit des… l’industrie du commerce de détail par exemple qui prend position et qui promet d’agir. La police qui se remet en question. Certains diront que c'est pas assez, mais déjà ce sont des avancés, fait que je pense qu’effectivement on va plus loin qu’on l’a déjà été et que ça va avoir un effet durable dans le temps.
Katherine : Tout de suite j’aimerais vous dire merci de vous être ouvert de cette façon. On sait que c'est pas facile d'être vulnérable et de parler vraiment de comment on se sent en tant que personne noire. Merci beaucoup de nous en avoir parlé.
Vous êtes également une avocate aguerrie avec plusieurs années d’expérience derrière votre toge, au moment de vos études et du début de votre carrière, avant d’avoir eu la chance de vous prouver, j’imagine que vous faisiez partie d’un groupe assez petit de personnes racisées. Comment avez-vous vécu cela en tant que jeune juriste noire?
Joizil : Y faut dire que j’ai toujours voulu être avocate, c'est un rêve de petite fille vraiment, j’étais pas consciente de ma couleur. Je veux dire j’avais un objectif à atteindre c'était d’être avocate. Évidemment j’étais consciente qu'à la faculté de droit y avait pas beaucoup de noires à l’Université de Montréal. Dans la profession juridique, moi je ne connaissais pas d’avocat avant d’entrer moi-même à la faculté de Droit. Mes parents étaient très craintifs à ce choix de carrière là. Ils craignaient que je frappe un mur et que je ne puisse pas percer dans le milieu juridique. Ils le craignaient entre autres du fait que j'étais une enfant d’immigrants et noire de surcroit. Ils disaient, les noirs ne sont pas avocats à Montréal. Maman disait : « Des avocats sur le chômage j’en connais plein, je vais te les présenter. » Alors mes parents étaient très réfractaires à ça. Qu’à cela ne tienne, moi, je voulais plaider, c'était un rêve de petite fille, j’ai foncé tête première.
Je vous dirais, par contre, que j’ai compris très vite que j’ai pris conscience que j’étais en minorité, pas parce qu'on ne me traitait pas bien ou quoi que ce soit. Mais, effectivement c'est frappant quand tu rentres dans une conférence, toute l’attention, un moment donné tu réalises qu’y a personne d’origines qui te ressemble. Et ça, moi ça m’a motivé à vouloir inspirer d’autres et à vouloir développer le sens de l’entrepreneuriat, ou le désir de développer, d’embrasser une carrière professionnelle au sein de la Communauté noire. On n’était pas beaucoup, pis je pense qu’on était tous des minorités visibles, un peu invisibles. Donc moi et d’autres ça nous a inspiré pour se mobiliser et créer à l’époque, une jeune chambre de commerce, pas une, mais « la » Jeune chambre de commerce haïtienne qui existe toujours encore aujourd'hui.
Notre objectif à l'époque était de promouvoir, donner des chances aux jeunes professionnels et gens d’affaire de la Communauté haïtienne. Mais par ailleurs aussi, les mettre de l’avant pour que les gens les remarquent : « ils existent ces jeunes, nous existons ». Donc, mais autrement dans le day to day de ma pratique juridique, je le faisais du mieux que je le pouvais. Le travail d’un jeune avocat c'est intense pour tout, mais par ailleurs j’étais animé de cette volonté-là de, justement, de rayonner au-delà de ma pratique pour faire grandir la Communauté noire au sein de notre profession entre autres. Dans le milieu des affaires en générale, je dirais.
Katherine : Oui je comprends. Vous avez soulevé une question qui je trouve est importante, vous avez dit que : quand vous êtes entrée à la faculté de Droit, vous n’étiez pas au courant, vous ne pensiez pas nécessairement au fait que vous étiez noire. Est-ce que c'est quelque chose qu’on vous faisait ressentir par contre ou qu'on vous rappelait?
Joizil : À la faculté non, et je vous dirais qu’à l’époque à la faculté de Droit… je dis à l’époque parce que je n’y suis pas retourné comme étudiante depuis là, mais elle était très libérale, c'était… des vrais étudiants en droit. Les valeurs des chartes c'était très admis, donc je pense que collègues de classe c'est pas eux qui m’auraient fait sentir différente ou à part. En milieu de travail des fois… t’as un doute. C'est subtil et pernicieux la… Tsé des commentaires grossiers, je n’en ai jamais eu honnêtement. Est-ce que… un commentaire malaisant par ailleurs ou déplacé, ça ça peut arriver un peu plus souvent. Au Palais une fois, je suis arrivée pour l’interroger et la dame m’a demandé si je venais témoigner. C'est évident que je venais interroger [00:11:09]. Là j’ai dit ben non, je suis une avocate, j’étais habillé en avocate. T’as un doute, ben voyons.
Katherine : Elle a un peu douté de vos compétences en fait, vérifié : OK est-ce que c'est vraiment vous qui allez faire ce travail-là.
Joizil : Oui. Donc, des petits commentaires, oui, mais je crois que c'est plus subtil. Je pense que ce qu’on doit poser comme question c'est : pourquoi on n’attire pas, la profession juridique, pourquoi on n’attire pas la Communauté noire? Pourquoi nos jeunes ne vont pas à la faculté de Droit? Le problème n'est pas rendu à la faculté ou dans la profession, nos jeunes ne se rendent pas, point. Pourquoi? Ils ne se reconnaissent pas? Y se sentent pas bienvenus? Je pense qu'on doit se poser ces questions-là. Est-ce que c'est qu’on ne va pas les chercher? Donc y a un problème là.
Katherine : C'est aussi je trouve, ben pas je trouve, dans les études, dans les observations, c'est noté que les jeunes racisés ne vont pas nécessairement appliquer à des postes ou appliquer à des carrières parce qu'ils se disent qu'ils ne perceront jamais. Vous personnellement vous dites que vos parents avaient des craintes. Est-ce que le discours doit commencer vraiment plus tôt de discuter de ces options-là et du fait qu’il y a une opportunité pour tous?
Joizil : Moi je pense que oui. Moi, ce que j’essaie de véhiculer à mes propres enfants aujourd'hui c'est qu'il n’y a pas de limites de faire ce qu’ils veulent, en autant qu'ils travaillent pour. Y a rien de facile dans la vie au point de départ, et que ça peut être un peu plus difficile, ça aussi je ne peux pas… j’ai évolué là-dedans… y a un temps j’aurais dit : voyons tu dis pas ça à un enfant, pis c'est… pis là maintenant je me dis ben, je veux pas qu’ils vivent dans Mickey Mouse Land, pis je pense que la réalité ils doivent la connaître, apprendre à vivre avec et passer outre. Y a eu pleins de noirs avant eux qui sont pas morts, pis y en a plein qui ne mourront pas, mais c'est une réalité qui est la leur.
Mais je pense qu’effectivement qu’il faut qu'on dise à nos jeunes qu'ils ont des options, qu'on ne doit pas… qu'ils ne doivent pas accepter de se faire camper dans certains rôles et qu’on les définisse. Ils doivent se définir eux. Et en plus, on doit les accompagner dans la réalisation de ces rêves-là ou dans l’atteinte de ces objectifs. Une fois qu'ils atteignent un certain niveau, il faut que les institutions qui les accueillent soient capables de leur faire une place, de les intégrer et de les faire grandir et évoluer là-dedans.
Katherine : De toute évidence, les jeunes doivent voir qu’il y a des personnes de couleur, de personnes noires qui sont dans ces positions-là pour un peu s’affilier et dire qu’ils puissent se voir dans cette position aussi. Un peu comme vous vous le faites : femme noire avocate. Vous le montrez que c'est possible d’être une femme noire avocate au Québec. Par contre, au Québec depuis 2012, seulement 2 juges sont noirs et nous savons aussi que les avocats noirs sont largement sous-représentés, surtout en tant qu’associés. De quelle autre façon est-ce qu'on voit le racisme systémique au sein de la profession d’avocat?
Joizil : Le racisme systémique dans ma définition à moi, on prend 10 personnes à la ligne de départ et bien qu’en théorie elles ont une égalité de chance, dans les faits au terme de l’exercice, si elles sont noires, elles n’auront pas réussi, elles n’auront pas atteint la ligne d’arrivée. Alors que [00:14:38] les mêmes règles ou les mêmes paramètres que les autres concurrents. Il faut qu’on se demande pourquoi. Pour être juge, il faut avoir 10 ans de pratique minimalement. Si dans la faculté de Droit j’ai pas beaucoup d’étudiants en droit et si en plus ils quittent la profession après 6, 7 ans de pratique, ben, l’étau se rétrécit pour les candidatures et éventuellement encore plus pour les nominations. Donc, on doit se poser la question encore une fois en aval, pourquoi on n’est pas capable d’attirer des candidats noirs et pourquoi on n’est pas capable de les faire progresser pour qu’ils soient des aspirants magistrats au même titre que leurs confrères de classe de promotion, au bout de 15, 20 ans.
Ça cette question-là c'est pas facile d’y répondre. Parce qu’au-delà de la couleur de la peau, c'est pas une profession qui est facile. C'est pas un milieu de travail qui est facile. Une fois qu'on a mis ça de côté, est-ce que c'est les facteurs inhérents aux candidats? Est-ce que c'est le candidat ou il y a du non-dit, de l’intangible? C'est pour ça que c'est difficile de s'y attaquer. Mais là je pense qu’il y a une prise de conscience et je pense que de plus en plus les évaluateurs, les patrons, y a un temps d’arrêt. Est-ce que am I being fair to the witness? Est-ce que je rends justice à ce candidat-là ou est-ce que… alors que sur papier tout y est, mon inconscient me dicte une évaluation autre, une appréciation autre? Est-ce qu’inconsciemment je ne l’amène pas aux réunions? Mais par contre je ne l’indique pas dans les dossiers ou je peux le faire valoir, surtout contre là. Mais des fois on peut être mis en valeur dans une situation, est-ce que tout simplement on a parlé de progression à ces jeunes-là? Dans 3 ans tu vas être où, dans 5 ans tu vas être où? Je vois tel potentiel, voici comment on voit ton développement. Veux-tu être juge un jour? Qu'est-ce que ça prend? Comment on s'y prépare? Comment ça fonctionne?
Surtout pour des jeunes qui n’ont pas d’autres cadres de référence, qui n’ont pas un réseau où ça fourmille de juristes de génération en génération. Alors c'est facile de les perdre dans l’adversité s’il n’y a pas un guide ou quelqu'un qui leur montre la voie.
Katherine : Est-ce que l’obstacle d’être le pionnier de sa famille, le premier à faire X, est un obstacle pour les jeunes avocats de couleur? Est-ce que c'est une embuche pour leur trouver des stages, des opportunités, de l’avancement?
Joizil : Mais c'est un poids certainement qu’ils ont à assumer, c'est une responsabilité.
Katherine : Comme pour vous c'était vraiment le cas, vous avec dit vous-même que vos parents étaient craintifs. C'est quoi ce sentiment-là personnel de dire OK je vais pousser tellement plus?
Joizil : Je ne peux pas échouer.
Katherine : Oui
Joizil : De un, je ne voulais pas, mais de deux, je ne voulais pas avoir à… être confronté à un : « je te l’avais dit », etc. Donc ça impose une obligation de résultat à partir de ce moment-là. Ça fait que ceux en arrière te regardent aussi. Mais on est très conscient les avocats de ma génération que ceux qui ont 10, 12, 15 ans de moins, ben qu’ils nous regardent et qu’ils nous suivent. Et inconsciemment je pense aussi que dans nos milieux de travail, sans imputer de la mauvaise foi à personne, y faut que je fasse bien, sinon, y vont obtenir les services d’un autre en disant ben : Karine regarde on y a donné une chance, mais elle n’est pas si bonne que ça. Alors que ça n’a rien avoir avec… au pire l’autre candidat qui va venir [00:19:00], mais donc c'est une responsabilité.
Quand à nous à nos premières démarches, à 20 ans, c'est peut-être la naïveté, dans ma tête c'est pas un enjeu. Alors j’affrontais pas ce voyage-là dans la profession juridique comme ça. C'était pas une Karine la noire, versus les autres blancs. Et tant mieux, je pense, parce que c'est déjà quand même assez lourd comme exercice et comme apprentissage, celui d’être juriste, si en plus t’as des bas constants dans ton esprit, ou des doutes qui t’animent, ça alourdit le processus. Donc moi je vais faire de mon mieux [00:19:44] c'est ce que j’ai essayé de faire. Mais quand on [00:19:48] une fois là, on est si peu que…
Parce que être une minorité visible on est parfois invisible, mais aussi les gens se rappellent toujours de toi. Quand tu parles là, pis t’es la femme noire, je me rappelle pas ton nom, mais oui, je t’ai vu à telle place. Alors euh... donc tu dois faire ta marque de la bonne façon parce qu'on va s’en souvenir.
Katherine : Mais c'est une pression énorme, c'est… j’essaye de concevoir comme est-ce qu’on peut… déjà la profession d’avocat c'est une profession qui est assez stressante, exigeante, qui demande beaucoup d’heures de travail. Pis là on rajoute cet aspect-là à la pression, non seulement vous devez réussir pour vous-même, mais vous devez réussir pour les autres. Comment est-ce qu'on gère ça en tant qu’individu?
Joizil : Ben on vit avec parce que… ça devient notre réalité. T’as deux façons, soit que tu l’assumes cette réalité-là ou que tu la fuis. Moi je choisis de l'assumer en prenant ce sur quoi j’ai un certain contrôle. Je pense que c'est pas que j’ai l’avenir de tous les jeunes étudiants noirs en droit du Québec, ce n’est pas le cas. Mais je prends sur moi, de un, de leur montrer, tant que faire se peut, que c'est possible. Pis je prends sur moi quand ils veulent des conseils, certainement de leur donner. Je prends sur moi de propager le message de ne pas lâcher que c'est possible et oui ils ont leur place et tant qu’ils ne seront pas convaincus, ben on n’améliorera pas notre représentativité au sein de la profession. Y va falloir qu’il y en ait d’autres que malgré les craintes, malgré les défis décident que ben on continue. Y en avait 10, 15 avant moi, puis il va y en avoir 50 après moi. Mais de notre génération on est 25, ben on y va tête première et on fonce.
Katherine : On est en train de parler des préjugés inconscients, en anglais c'est inconscient biais et que c'est justement intrinsèque. C'est des décisions qu’on prend rapidement, basé sur nos expériences sur nos soit dites connaissances. Personnellement comment est-ce que vous vous l’avez vécu? Est-ce que vous avez des exemples où vous dites : je ne pense pas qu’il sait pourquoi il m’a mis à part, ou pourquoi cette personne ne m’a pas invité à une rencontre particulièrement. Est-ce que vous avez des exemples pour vous ou pour certains de vos collègues racisés que vous connaissez?
Joizil : En entrevue dans un cabinet à la course au stage, y a un cabinet en deuxième entrevue qui m’a demandé si je pensais que la couleur de ma peau faisait une différence sur l’issu de mon processus. Et sur le coup… un j’ai pas vu venir la question, sur le coup je me suis dit : ah mon Dieu y veulent me tester, mon caractère. Mais aujourd'hui honnêtement, je me dis : ben voyons donc, c'est quoi cette question totalement inappropriée. Comme je dis à 20 ans j’étais naïve tout le monde il est beau, il est gentil. Pis je m’en vais droit vers ma carrière d’avocate alors bring it on. Alors à l’époque j’avais répondu que je ne croyais pas que ça ferait une différence à l’issu de mon processus parce que manifestement j’étais en deuxième entrevue à leur cabinet, et que j’imagine, que leurs collègues de première entrevue avaient remarqué que j’étais noire. Alors, ça ne les a pas empêchés de me passer en deuxième.
Katherine : Mais c'est une réponse très confiante.
Joizil : Oui. Je pense que j’ai eu une offre de ce bureau-là, probablement que c'est un cabinet qui n’avait pas eu beaucoup de candidats noirs, pis probablement qu’ils aimaient ma candidature et ils ne savaient pas si j’étais une noire qui leur ferait du trouble. Donc, ils voulaient voit comment je réagirais à être une minorité, mais ça n'avait pas sa place, honnêtement. Je sais pas si c'était mal intentionné ou pas. Je pense pas que c'était mal intentionné, mais c'était pour savoir s’ils capables de gérer cette réalité-là, la réalité d’avoir potentiellement un étudiant, un stagiaire, une collègue noire.
Katherine : D’une façon, ils ont mis leur inconfort sur vous. Ça devenait votre responsabilité.
Joizil : Mais ça quand t’es en minorité et de surcroit en position de vulnérabilité, tu te cherches un stage, tu cherches un emploi, dans la vie en général, souvent ça devient ta responsabilité tu dois assumer, tu dois convaincre l'autre que tu n’es pas un problème. Que tu vas pas causer des difficultés, que tu es une solution et que tu ne seras pas une cause de soucis. Alors si lui il te perçoit comme ça, tu dois effectivement déconstruire ça. Même si c'est…
Katherine : Mais comment est-ce qu'on déconstruit l'imaginaire collectif à grande échelle? On peut pas faire ça une personne à la fois.
Joizil : Non c'est pour ça que ça avant on le disait. Des fois on entend des choses comme : « ah, mais toi c'est pas pareil, toi t’es pas comme les autres, toi tu parles bien, toi… t’es comme nous autres. » Parce que justement… mais là non, moi je suis comme tous les autres, moi je suis une enfant d’immigrants comme les autres. Moi je suis aussi noire que les autres, là vous me connaissez moi, prétendez connaître les autres. Alors… et ça il faut le dire. Tsé nous traiter individuellement pour faire des généralités, ben c'est ça qui est lourd et c'est ça qui est injuste. Mais parce qu'il y a cette prise de conscience là maintenant, je pense que cette volonté de rétablir les choses, puis tout n’est pas tout noir ou tout blanc, je pense qu'il y a une volonté de : « comment on peut faire les choses différemment? » Oui, je ne réalisais pas cela et on va réfléchir collectivement. Je pense vraiment qu’il y a une volonté sincère et réelle des organisations d’avoir une approche différente.
Katherine : Pour terminer, est-ce que vous avez quelque chose… est-ce qu'il y a quelque chose en particulier que vous aimeriez partager à notre audience? Qu'est-ce que vous voudriez dire aux auditeurs quant à la situation sociopolitique de l’heure sur le mouvement BLM, sur l’importance de la diversité?
Joizil : Je pense que comme société on est à un moment charnière. Cet homme-là qu’on ne connait pas, il avait une famille cet homme-là. Ça vient de toucher l’humanité tout entière, on a vraiment une occasion unique, pas d’effacer, pas de réparer, mais d’aller de l'avant. On a, je pense, tout un chacun d’entre nous une responsabilité de saisir ce moment-là. Pis c'est pas juste parce que ça va être bon pour les noirs, ça va être bon collectivement. Une société qui est consciente de ses erreurs et qui s’engage à ne pas les répéter, c'est une société qui prend soin de tout un chacun, c'est une société qui prospère. L’amertume, la frustration, ça nuit à tous collectivement. Alors, penser que certains sont à l’abri des impacts négatifs de ça, c'est faux. Saisissons l’opportunité, pis a le privilège les Québécois, Canadiens, de vivre dans une société où ces discussions-là on peut les avoir dans un climat relativement serein. C'est un point que j’estime pour moi et évidemment pour mes enfants. J’ai deux garçons, c'est une source de fierté, mais également source d’inquiétude, deux jeunes garçons noirs, qu'est-ce que l’avenir leur réserve? Dans quelle société, comment la société va les accueillir? Alors je pense que pour l’avenir de notre société collectivement on se doit d’avoir ces conversations-là de façon raisonnée et mesurée. On est capable de grandes choses et je ne vois pas pourquoi on ne serait pas capable malgré toute la délicatesse du sujet de grandir collectivement.
Katherine : Merci Maître Joizil de votre participation à Juristes branchés et de nous avoir parlé de ce sujet sensible, mais extrêmement important. Pour réduire et même éliminer l’injustice relative aux origines ethniques et raciales, on sait qu’il faut parler du racisme systémique et des préjugés inconscients, même si certaines personnes privilégiées en sont inconfortables. L’ABC veut éduquer et informer ses membres sur le sujet discuter pendant l’entrevue. Utilisez le lien dans la description de l’épisode pour visionner le webinaire sur les préjugés inconscients. N’hésitez pas à partager cet épisode sur vos réseaux sociaux et à nous suivre sur Twitter : @nouvelle_abc Pour nos épisodes précédents et futurs, abonnez-vous à Juristes branchés sur Apple Podcast, Stitcher et Spotify. N’hésitez pas à nous laisser des commentaires sur ces plateformes. Vous y trouverez également notre balado en anglais et Every Lawer. À la prochaine.