L’affaire Irene Bellefeuille : annuler une procuration

  • 13 mars 2019
  • Kavina Nagrani

Le rĂ©cent arrĂŞt rendu par la Cour supĂ©rieure de l’Ontario dans l’affaire Bellefeuille v. Bellefeuille, 2018 ONSC 6802 (disponible uniquement en anglais) offre une assistance utile quant aux circonstances dans lesquelles un tribunal peut mettre fin Ă  une procuration donnĂ©e par une personne. La dĂ©cision sert aussi de puissant rappel que le fait de purement et simplement substituer sa propre analyse en matière de prise de dĂ©cisions concernant les finances d’autrui ne correspond pas au comportement que devrait avoir un mandataire, selon ce Ă  quoi la loi s’attend d‘un fondĂ© de pouvoir aux biens, loin de lĂ .

Contexte

L’affaire Bellefeuille comportait des demandes concurrentes dĂ©posĂ©es par deux enfants d’Irene Bellefeuille. Au moment de leur dĂ©pĂ´t, Irene avait 91 ans et Ă©tait atteinte de dĂ©mence et de la maladie d’Alzheimer.

Jacqueline Bellefeuille, qui Ă©tait fondĂ©e de pouvoir aux biens d’Irene depuis 2005, demandait que soit rendue une ordonnance pour dĂ©terminer les modalitĂ©s de vie de sa mère. Elle souhaitait la faire emmĂ©nager avec elle dans sa maison de Kitchener. Jerry Bellefeuille, le frère de Jacqueline, a dĂ©posĂ© une demande concurrente pour que soit rendue une ordonnance visant Ă  ce que Jacqueline ne soit plus fondĂ©e de pouvoir aux biens et que Jerry soit nommĂ© responsable tant des biens que des soins d’Irene.

Jerry allĂ©guait que Jacqueline avait violĂ© l’obligation fiduciaire dont elle Ă©tait chargĂ©e en tant que fondĂ©e de pouvoir aux biens par une mauvaise gestion constante des finances d’Irene. Il accusait plus particulièrement Jacqueline de s’approprier l’argent d’Irene Ă  des fins personnelles et de ne pas fournir de rapports financiers appropriĂ©s. Par consĂ©quent, il affirmait que Jacqueline plaçait ses propres intĂ©rĂŞts avant ceux d’Irene et qu’elle cherchait Ă  faire dĂ©mĂ©nager cette dernière afin de se soustraire Ă  toute critique Ă  son endroit quant Ă  la gestion des affaires financières de leur mère.

Analyse de la Cour

L’honorable juge Vallee a statuĂ© sur les demandes, commençant par souligner de façon gĂ©nĂ©rale qu’une procuration [TRADUCTION] « est une fiducie dont les pouvoirs et obligations doivent ĂŞtre exercĂ©s avec diligence, honnĂŞtetĂ©, intĂ©gritĂ© et bonne foi au profit de la personne frappĂ©e d’incapacitĂ©1 ».

La Cour a en outre soulignĂ© les rigoureuses conditions qui prĂ©sident Ă  l’annulation d’une procuration. Jerry devrait fournir [traduction] « des preuves solides et convaincantes d’inconduite ou de nĂ©gligence » de la part de Jacqueline2. Cette norme rigoureuse est appropriĂ©e puisque les tribunaux sont rĂ©ticents Ă  annuler le choix de la personne qui a accordĂ© la procuration Ă  celle qu’elle a choisie pour prendre ses dĂ©cisions Ă  sa place en cas d’incapacitĂ©.

La preuve dĂ©posĂ©e par Jerry suffisait pour satisfaire Ă  ces conditions rigoureuses. Il Ă©tait clair, pour la Cour, que Jacqueline avait violĂ© ses obligations fiduciaires en ne plaçant pas les intĂ©rĂŞts d’Irene avant les siens propres. La Cour a conclu que Jacqueline avait utilisĂ© les fonds d’Irene Ă  mauvais escient pour acheter des pneus neufs pour sa voiture, une cuisinière et un congĂ©lateur, dont elle seule se servait, et avait en outre utilisĂ© l’argent d’Irene pour s’acquitter d’honoraires d’avocats personnels. Ce qui est plus grave, elle a mĂ©langĂ© l’argent d’Irene avec le sien dans son compte en banque. Jacqueline a soutenu pour sa dĂ©fense qu’elle avait gĂ©rĂ© les fonds d’Irene au mieux de ses capacitĂ©s et l’avait fait comme elle gĂ©rait ses fonds propres. La Cour a cependant rejetĂ© cet argument, expliquant que malgrĂ© le fait que Jacqueline pouvait choisir une norme infĂ©rieure pour gĂ©rer ses propres fonds, en sa qualitĂ© de mandataire d’Irene, elle devait Ă  cette dernière d’utiliser une norme beaucoup plus Ă©levĂ©e3.

En outre, un fondĂ© de pouvoir aux biens doit ĂŞtre en mesure, en tout temps, d’Ă©tablir la lĂ©gitimitĂ© des dĂ©bours rĂ©alisĂ©s au nom du patrimoine de la personne frappĂ©e d’incapacitĂ©4. Jacqueline ne s’est pas acquittĂ©e de cette obligation puisqu’elle n’avait fourni de comptes financiers qu’Ă  partir de 2014, plutĂ´t qu’Ă  compter de 2005, annĂ©e au cours de laquelle elle a commencĂ© Ă  agir en cette qualitĂ©. Qui plus est, les rares comptes rendus qu’elle a fournis n’Ă©taient pas adĂ©quats.

En raison de ce qui prĂ©cède, la Cour a conclu que Jacqueline ne s’Ă©tait pas acquittĂ©e de ses obligations fiduciaires. En tant que fondĂ©e de pouvoir aux biens d’Irene, elle n’a pas exercĂ© ses pouvoirs avec diligence, honnĂŞtetĂ©, intĂ©gritĂ© et bonne foi au profit d’Irene5. Mettant fin Ă  la procuration de Jacqueline, la Cour a conclu qu’il Ă©tait dans l’intĂ©rĂŞt supĂ©rieur d’Irene de nommer Jerry son unique mandataire quant Ă  la personne et aux biens.

Enseignements

L’arrĂŞt Bellefeuille souligne les rigoureuses conditions auxquelles les tribunaux s’attendent Ă  ce que les mandataires satisfassent sans Ă©gard Ă  l’âge et aux capacitĂ©s mentales de la personne frappĂ©e d’incapacitĂ©. L’affaire souligne en outre l’importance de la tenue d’une comptabilitĂ© et de registres appropriĂ©s dès l’entrĂ©e dans les fonctions des fondĂ©s de pouvoir aux biens. Il est frĂ©quent que ce soit seulement lorsque des questions ou des allĂ©gations d’inconduite sont exprimĂ©es que ces derniers commencent Ă  paniquer et Ă  tenter de recueillir les renseignements nĂ©cessaires et Ă  prĂ©parer les comptes. Les relevĂ©s de comptes bancaires ne fournissent pas suffisamment de dĂ©tails concernant la source des dĂ©pĂ´ts et des retraits.

Les juristes ont l’habitude de conseiller les personnes qui accordent une procuration, mais il semble que les fondĂ©s de pouvoir ne profitent, eux, que de conseils et d’une assistance très rĂ©duite, le cas Ă©chĂ©ant. Il n’est pas rare que ceux-ci ne se procurent des conseils qu’une fois les problèmes survenus, et non pour tenter de les prĂ©venir. Les avocats et les personnes qui accordent une procuration seraient bien avisĂ©s de collaborer avec le destinataire de la procuration bien avant que cette personne n’assume ses responsabilitĂ©s, afin de lui permettre de dĂ©couvrir toute l’Ă©tendue de ce Ă  quoi le droit s’attend d’elle. Il serait prudent et recommandĂ© de joindre Ă  une procuration sur les biens une copie des lignes directrices sur les pouvoirs et responsabilitĂ©s liĂ©s Ă  la tutelle aux biens publiĂ©es par le Bureau du Tuteur et curateur public.

Alors que nous ne pourrons jamais complètement Ă©liminer toute possibilitĂ© d’acte rĂ©prĂ©hensible, nous devions continuer Ă  Ă©duquer la population au sujet du vaste pouvoir et contrĂ´le accordĂ© sous le couvert de ce qui semble un document très simple. Il est cependant rassurant de constater que les tribunaux ne rechigneront pas Ă  intervenir et Ă  protĂ©ger les personnes frappĂ©es d’incapacitĂ© en annulant, au besoin, une procuration.

Kavina Nagrani, J.D., TEP est avocate et Brad Morton est stagiaire, tous deux travaillent dans le cabinet Loopstra Nixon Ă  Toronto.

Notes

1. Bellefeuille v. Bellefeuille, 2018 ONSC 6802 au paragraphe 5, faisant rĂ©fĂ©rence Ă  la Loi de 1992 sur la prise de dĂ©cisions au nom d’autrui, L.O. 1992 C 30, paragraphes 32(1) et 38(1). L’arrĂŞt n’est disponible qu’en anglais.

2. Ibid. au paragraphe 6.

3. Ibid. au paragraphe 25.

4. Ibid. au paragraphe 7.

5. Ibid. au paragraphe 28.