La révision judiciaire favorise-t-elle l’accès à la justice?

  • 11 fĂ©vrier 2019
  • L’honorable Simon Ruel

La question essentielle dont je souhaite traiter dans la prĂ©sente allocution porte sur la place que devrait ou non avoir le principe d’accès Ă  la justice dans le cadre de la dĂ©marche analytique visant Ă  dĂ©terminer les normes de contrĂ´le judiciaire de l’action administrative.

Comme nous le verrons, dans certaines affaires, la Cour suprĂŞme s’est montrĂ©e prĂ©occupĂ©e par des impĂ©ratifs d’accès Ă  la justice dans l’analyse de certaines questions liĂ©es au contentieux administratif.

Les processus administratifs dĂ©centralisĂ©s comportent des impĂ©ratifs très importants d’efficacitĂ© et de finalitĂ©, compte tenu de la nature des questions soulevĂ©es, qu’il s’agisse d’enjeux sociaux, de prestations ou d’indemnisation, et du volume dĂ©cisionnel en cause.

La cascade des recours administratifs successifs n’est pas de nature Ă  favoriser l’accès Ă  une justice administrative efficace, rendue promptement, dans des dĂ©lais raisonnables.

Pour certains rĂ©gimes administratifs, lorsqu’une affaire se retrouve en contrĂ´le judiciaire devant la Cour supĂ©rieure, deux, trois ou parfois quatre paliers dĂ©cisionnels se sont dĂ©jĂ  penchĂ©s sur la question.

Par exemple, en matière d’accidents de travail et de maladies professionnelles, selon les dispositions de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles1, la Commission des normes, de l’Ă©quitĂ©, de la santĂ© et de la sĂ©curitĂ© du travail Ă©value d’abord les demandes d’indemnisation et l’indemnitĂ©, le cas Ă©chĂ©ant – palier #1.

La personne qui se croit lĂ©sĂ©e dispose d’un recours de rĂ©vision interne auprès de la Commission – palier #2. Cette dĂ©cision de la Commission en rĂ©vision peut ĂŞtre portĂ©e en appel devant le Tribunal administratif du travail – palier #3. La personne visĂ©e peut, dans certaines circonstances, demander au Tribunal administratif du travail la rĂ©vision ou la rĂ©vocation de sa propre dĂ©cision2 - palier #4.

La dĂ©cision du Tribunal administratif du travail est rĂ©visable par voie de pourvoi en contrĂ´le judiciaire en Cour supĂ©rieure – palier #5. La Cour d’appel peut, sur permission, entendre un appel d’un jugement sur un pourvoi en contrĂ´le judiciaire rendu par la Cour supĂ©rieure – palier #6. La Cour suprĂŞme peut Ă©galement autoriser un pourvoi si elle estime qu’il s’agit d’une question d’intĂ©rĂŞt national – palier #7.

Le paragraphe suivant de l’arrĂŞt Frères Maristes (Iberville) c. Laval (Ville de), de la Cour d’appel du QuĂ©bec, illustre Ă©galement cette problĂ©matique :

L’appelante se pourvoit contre un jugement de la Cour supĂ©rieure qui […] a rejetĂ© sa requĂŞte en rĂ©vision judiciaire d’un jugement de la Division administrative et d’appel de la Cour du QuĂ©bec. Ce dernier jugement avait accueilli […] un appel de l’intimĂ©e formĂ© contre une dĂ©cision de la Section des affaires immobilières du Tribunal administratif du QuĂ©bec (le TAQ). […] cette dĂ©cision accueillait la demande de rĂ©vision par laquelle l’appelante avait contestĂ© le pourcentage d’exemption auquel elle prĂ©tendait avoir droit en vertu de la Loi sur la fiscalitĂ© municipale. [Mon soulignement]3

Le contentieux administratif reste considérable à tous les niveaux.

Par exemple, selon le Rapport d’activitĂ© du Tribunal administratif du travail couvrant la pĂ©riode du 1er janvier au 31 mars 2016, 7 461 dossiers se sont ouverts en Division santĂ© et sĂ©curitĂ© du travail seulement4. Le dĂ©lai de traitement des affaires administratives Ă  tous les niveaux est souvent très long.

Il est Ă  noter que la Cour suprĂŞme a rendu 89 arrĂŞts en matière de droit administratif depuis Dunsmuir, illustrant ainsi le volume considĂ©rable du contentieux administratif Ă  l’Ă©chelle canadienne.

La stratification des procédures administratives entraîne inévitablement des délais et des coûts pour les administrés.

Les personnes visĂ©es par les rĂ©gimes de prestations, d’indemnisation ou de rĂ©paration sont souvent vulnĂ©rables et dĂ©munies, qu’il s’agisse de personnes ayant subi des sĂ©quelles d’un accident d’automobile ou de victimes d’actes criminels.

Il faut aussi constater que les personnes qui feront appel aux procĂ©dures administratives seront souvent non reprĂ©sentĂ©es. Les administrĂ©s se trouvent frĂ©quemment dans une situation de dĂ©sĂ©quilibre face Ă  l’État lors de contestations.

Dans une optique d’accès Ă  la justice administrative, l’administrĂ© a donc droit Ă  ce qu’une dĂ©cision dĂ©finitive soit rendue sur son dossier, efficacement et rapidement.

L’augmentation du spectre des questions susceptibles de rĂ©vision selon la norme de la dĂ©cision correcte pourrait avoir des impacts quant Ă  l’accessibilitĂ© Ă  la justice administrative.

La Cour suprĂŞme a traitĂ©, de manière collatĂ©rale, des considĂ©rations liĂ©es Ă  l’accès Ă  la justice en lien avec l’Ă©valuation de certaines questions particulières en droit administratif.

Par exemple, dans Domtar inc. c. QuĂ©bec (Commission d'appel en matière de lĂ©sions professionnelles)5, la Cour suprĂŞme Ă©nonçait que l’existence d’un conflit jurisprudentiel administratif ne constitue pas un motif autonome de rĂ©vision judiciaire.

La Cour donne ainsi prĂ©pondĂ©rance au principe de la suprĂ©matie lĂ©gislative, selon lequel l’intention du lĂ©gislateur de confĂ©rer une autonomie dĂ©cisionnelle Ă  des dĂ©cideurs administratifs spĂ©cialisĂ©s doit ĂŞtre respectĂ©e. Elle Ă©nonce dans ce contexte des prĂ©occupations quant Ă  l’accès Ă  la justice administrative :

Le principe voulant que les décisions des tribunaux administratifs demeurent efficaces est, dès lors, déterminant. Si des réponses diamétralement opposées selon l'identité des membres d'un tribunal administratif paraît, certes, inacceptable, qu'en est-il du justiciable à qui le même tribunal administratif a donné raison, mais qui voit cette décision contestée (avec tous les frais, délais etc. que cela comporte), de façon peut-être futile, au motif d'une incohérence présumée? [Mon soulignement]6

Dans Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola7, la Cour suprĂŞme exprime Ă©galement des prĂ©occupations en lien avec l’accès Ă  la justice dans le contexte de savoir si deux plaintes visant essentiellement le mĂŞme sujet peuvent ĂŞtre successivement tranchĂ©es par deux tribunaux administratifs diffĂ©rents.

La Cour Ă©crit que « [l]a justice est accrue par la protection de l’attente des parties qu’elles ne soient pas sujettes Ă  des instances supplĂ©mentaires, devant un forum diffĂ©rent, pour des questions qu’elles estimaient rĂ©solues dĂ©finitivement »8.

En effet, selon la Cour, la capacitĂ© des parties de se fier au caractère dĂ©finitif d’une dĂ©cision administrative renforce l’Ă©quitĂ© et l’intĂ©gritĂ© des processus administratifs et sert donc l’intĂ©rĂŞt public et la bonne administration de la justice9.

La Cour rejette donc les arguments selon lesquels « l’accessibilitĂ© Ă  la justice soit synonyme d’accès successifs Ă  de multiples forums ou que plus on rend de dĂ©cisions plus on s’approche de la justice » [Mon soulignement]10..

Le principe d’accès Ă  la justice comme composante de la primautĂ© du droit ou encore de la suprĂ©matie lĂ©gislative devrait trouver sa place dans l’analyse en matière de dĂ©termination des normes de contrĂ´le judiciaire de l’action administrative.

En effet, comme indiquĂ© prĂ©cĂ©demment, dans une optique d’accès Ă  la justice, l’administrĂ© a droit Ă  ce qu’une dĂ©cision rapide et dĂ©finitive soit rendue sur son dossier, Ă  la suite d’un processus Ă©quitable, transparent et intelligible.

L’application d’une norme de rĂ©vision dĂ©fĂ©rente permet gĂ©nĂ©ralement d’atteindre ces objectifs. La dĂ©fĂ©rence signifie cependant que l’administrĂ© n’a pas nĂ©cessairement droit Ă  la meilleure dĂ©cision possible, qu’il pourrait tenter d’obtenir par des recours rĂ©pĂ©tĂ©s devant des paliers successifs.

L’application d’une norme dĂ©fĂ©rente favorise l’Ă©mergence d’un corpus jurisprudentiel permettant Ă©ventuellement que des clarifications soient apportĂ©es par les tribunaux supĂ©rieurs. Comme l’indique le juge Morissette de la Cour d’appel du QuĂ©bec dans un article intitulĂ© « What is a "reasonable decision" » :

It is better to accept (with deference) that, while we might well have done things differently in the first decision-maker’s place, and even done them much better in our mind, we were not in that person’s shoes and it is best to leave it to the natural destiny of law, which builds itself one brick at a time11.

Le coĂ»t Ă  payer pour la reconnaissance de l’autonomie dĂ©cisionnelle spĂ©cialisĂ©e des organismes administratifs est une tolĂ©rance des tribunaux de rĂ©vision face Ă  l’erreur et une possible incohĂ©rence dĂ©cisionnelle sur des questions de droit.

En somme, doit-on tolĂ©rer la « possibilitĂ© que deux dĂ©cideurs donnent des interprĂ©tations contraires d’une mĂŞme disposition et crĂ©ent […] "une incertitude juridique inutile [Ă©tant donnĂ© que] les droits individuels dĂ©pendent non pas de la loi, mais de l’identitĂ© du dĂ©cideur" »12?

C’est lĂ  l’un des nĹ“uds gordiens que la Cour suprĂŞme aura Ă  dĂ©nouer dans un avenir rapprochĂ©.

Simon Ruel est juge de la Cour d’appel du QuĂ©bec. Le juge Ruel remercie Me Alyson Mace-Reardon, recherchiste auprès de la Cour d’appel du QuĂ©bec, pour sa contribution Ă  la prĂ©paration de cette allocution.

Notes

1. Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ, c. A-3 001.

2. Loi instituant le Tribunal administratif du travail, RLRQ, c. T-15.1, article 49.

3. Frères Maristes (Iberville) c. Laval (Ville de), 2014 QCCA 1176, paragr. 1.

4. Tribunal administratif du travail, Rapport d’activitĂ©, 1er janvier au 31 mars 2016, en ligne : https://www.tat.gouv.qc.ca/fileadmin/tat/6Le_tribunal/Publications_et_documents/Rapports_annuels/Rapport_d_activite_TAT.pdf, p. 18.

5. Domtar inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756.

6. Domtar inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, p. 798.

7. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52.

8. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, paragr. 36.

9. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, paragr. 34.

10. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, paragr. 35.

11. Yves-Marie Morissette, « What is a "reasonable decision" », (2018) 31 R.C.D.A.P. 225, p. 248.

12. Wilson c. Énergie atomique du Canada ltée, 2016 CSC 29, paragr. 81.