Vavilov ou le prochain chapitre du droit administratif

  • 28 janvier 2020
  • Jonathan M. Coady, c.r.

Le droit administratif fait presque constamment l’objet de rĂ©visions au Canada. Un juge Ă©minent – et fin penseur du domaine – a d’ailleurs dĂ©jĂ  dĂ©crit le droit administratif comme un « chantier sans fin » oĂą une Ă©quipe bâtit des structures, et la suivante les dĂ©molit pour tout recommencer. Et comme pour tout chantier, des gens se plaignent. MĂŞme l’ancienne juge en chef du Canada a confiĂ© que le droit administratif Ă©tait devenu [traduction] « un enchevĂŞtrement de barbelĂ©s impĂ©nĂ©trable » oĂą la confusion règne en maĂ®tre. Ne se laissant pas abattre, la Cour suprĂŞme du Canada a annoncĂ©, lorsqu’elle a autorisĂ© l’affaire Vavilov, qu’elle sollicitait des mĂ©moires sur la nature et la portĂ©e du contrĂ´le judiciaire. L’Association du Barreau canadien a saisi la balle au bond. Le moment Ă©tait venu de dĂ©construire – puis de rebâtir – le droit administratif (encore une fois).

PubliĂ©e par la Cour suprĂŞme le 19 dĂ©cembre 2019, la dĂ©cision Vavilov reprĂ©sente le prochain chapitre de l’histoire du droit administratif, mais selon toute apparence, ce ne sera pas le dernier. Ă€ la lumière des mĂ©moires prĂ©sentĂ©s par des amis de la cour très respectĂ©s et 24 autres intervenants, la Cour a Ă©laborĂ© un plan de match ambitieux pour clarifier deux points importants : 1) dĂ©terminer la norme de contrĂ´le applicable aux dĂ©cisions administratives; et 2) indiquer comment appliquer la norme de contrĂ´le de la dĂ©cision raisonnable aux dĂ©cisions administratives. Après examen, on peut dire que les motifs invoquĂ©s par la Cour dans la dĂ©cision Vavilov fournissent bel et bien des prĂ©cisions – grandement nĂ©cessaires – sur ces points.

DĂ©terminer la norme de contrĂ´le

Selon la dĂ©cision Vavilov, le cadre d’analyse de la norme de contrĂ´le repose maintenant sur la prĂ©somption voulant que la norme de la dĂ©cision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas. Cette prĂ©somption ne peut ĂŞtre rĂ©futĂ©e que dans deux types de situations :

  • La première, lorsque le lĂ©gislateur a prescrit expressĂ©ment la norme de contrĂ´le applicable. C’est aussi le cas lorsqu’il a prĂ©vu un mĂ©canisme d’appel. La norme de contrĂ´le applicable sera alors dĂ©terminĂ©e eu Ă©gard Ă  la nature de la question et par l’application des normes de contrĂ´le existantes en matière d’appel (dĂ©cision correcte ou erreur manifeste et dĂ©terminante).
  • La deuxième, lorsque la primautĂ© du droit commande l’application de la norme de la dĂ©cision correcte. C’est le cas pour certaines catĂ©gories de questions de droit, soit : i) les questions constitutionnelles; ii) les questions de droit gĂ©nĂ©rales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble; et iii) les questions liĂ©es aux dĂ©limitations des compĂ©tences respectives d’organismes administratifs.

Enfin, la Cour a confirmĂ© dans la dĂ©cision Vavilov que les questions insaisissables de compĂ©tence n’Ă©taient dĂ©sormais plus reconnues comme une catĂ©gorie distincte devant faire l’objet d’un contrĂ´le selon la norme de la dĂ©cision correcte.

Application de la norme de contrĂ´le

L’application de la norme de la dĂ©cision raisonnable, comme l’indique la dĂ©cision Vavilov, est une approche visant Ă  faire en sorte que les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est « vraiment nĂ©cessaire » pour prĂ©server la lĂ©gitimitĂ©, la rationalitĂ© et l’Ă©quitĂ© du processus administratif. Dans les cas oĂą des motifs sont requis, ceux‑ci constituent le point de dĂ©part du contrĂ´le, ainsi que le mĂ©canisme principal par lequel les dĂ©cideurs dĂ©montrent le caractère raisonnable de leurs dĂ©cisions. L’Association du Barreau canadien a indiquĂ© le mĂŞme « point de dĂ©part » pour le contrĂ´le dans son mĂ©moire Ă  la Cour.

Selon la dĂ©cision Vavilov, deux catĂ©gories de lacunes tendent gĂ©nĂ©ralement Ă  rendre une dĂ©cision administrative dĂ©raisonnable :

  • La première est le manque de logique interne du raisonnement. Pour ĂŞtre raisonnable, une dĂ©cision doit ĂŞtre fondĂ©e sur un raisonnement cohĂ©rent qui est Ă  la fois rationnel et logique. Autrement dit, la cour de rĂ©vision doit ĂŞtre en mesure de suivre le raisonnement du dĂ©cideur sans buter sur une faille dĂ©cisive dans la logique globale.
  • La deuxième se prĂ©sente dans le cas d’une dĂ©cision indĂ©fendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes. Ces contraintes d’ordre contextuel dĂ©limitent l’espace Ă  l’intĂ©rieur duquel le dĂ©cideur peut rendre une dĂ©cision raisonnable. En voici des exemples : i) le rĂ©gime lĂ©gislatif applicable; ii) tout autre principe lĂ©gislatif ou principe de common law pertinent; iii) les principes d’interprĂ©tation des lois; iv) la preuve; v) les observations; vi) les pratiques et dĂ©cisions antĂ©rieures du dĂ©cideur; et vii) l’impact potentiel de la dĂ©cision.

Enfin, avec la dĂ©cision Vavilov, la Cour a ordonnĂ© que les questions d’interprĂ©tation de la loi ne reçoivent pas un traitement exceptionnel et, comme toute autre question de droit, que la cour de rĂ©vision les Ă©value gĂ©nĂ©ralement en appliquant la norme de la dĂ©cision raisonnable. Cependant, ceux qui interprètent la loi – autant les tribunaux judiciaires que les dĂ©cideurs administratifs – doivent le faire conformĂ©ment au principe moderne d’interprĂ©tation des lois.

Épilogue

L’un des fils conducteurs des motifs invoquĂ©s dans la dĂ©cision Vavilov est la crĂ©ation d’une « culture de la justification » dans le processus dĂ©cisionnel administratif. Cette insistance Ă  vouloir des dĂ©cideurs des justifications adaptĂ©es aux questions et prĂ©occupations soulevĂ©es est l’une des avancĂ©es les plus intĂ©ressantes apportĂ©es par la dĂ©cision Vavilov. Il pourrait d’ailleurs s’agir du prochain chapitre de l’histoire du droit administratif au Canada. L’Association du Barreau canadien, de son cĂ´tĂ©, avait insistĂ© dans son mĂ©moire Ă  la Cour sur l’importance des justifications motivĂ©es autant pour les cours de rĂ©vision que les dĂ©cideurs administratifs. Elle estimait que cette pratique non seulement dĂ©montrerait plus de respect pour les choix lĂ©gislatifs, mais aussi favoriserait la primautĂ© du droit. Comme elle l’a indiquĂ© Ă  la Cour pour l’affaire Vavilov, aux yeux des personnes directement touchĂ©es par une dĂ©cision administrative ou judiciaire, la justification – donc le motif – n’est pas sans importance.

Il reste Ă  voir si le chantier que constitue le droit administratif est enfin terminĂ©. Pour le moment, tout ce que l’on peut dire avec certitude, c’est que le plus rĂ©cent chemin traversant l’enchevĂŞtrement de barbelĂ©s impĂ©nĂ©trable est celui frayĂ© par la Cour dans la dĂ©cision Vavilov.

Jonathan M. Coady, c.r., est associĂ© chez Stewart McKelvey, Ă  Charlottetown. Il a reprĂ©sentĂ© l’Association du Barreau canadien dans son intervention.